Les taux négatifs constituent une machine à créer de nouvelles bulles spéculatives, avec des conséquences catastrophiques.
Au moment où Christine Lagarde prend ses fonctions de présidente de la BCE, les taux négatifs s’affirment comme le point le plus contestable de l’héritage de Mario Draghi, ainsi que l’ont souligné les polémiques qui ont suivi la réunion du 12 septembre ayant abaissé le taux de dépôts des banques à – 0,5 %.
Le recours aux taux négatifs a fait partie de l’arsenal des mesures de soutien de l’économie mises en place après le krach de 2008 pour éviter une spirale déflationniste. Ils poursuivent trois objectifs : la diminution de l’ensemble des taux ; la réallocation des portefeuilles vers les crédits et les actifs ; la baisse du taux de change, qui a été une préoccupation première des autorités monétaires suisse et danoise. Les taux négatifs s’appliquent à près de 20 000 milliards de dollars de dettes. Cantonnés à l’origine aux États, ils se diffusent aujourd’hui aux dépôts et aux crédits bancaires, au financement d’acquisitions ou de dividendes pour les entreprises, aux emprunts immobiliers des ménages.
Le choix de Draghi d’instaurer des taux négatifs à partir de juin 2014 s’explique d’abord par les erreurs de son prédécesseur, Jean-Claude Trichet. Les hausses de taux aberrantes de 2008 et 2011, alors que plusieurs États se trouvaient en situation de défaut, ont mis en péril la pérennité de la zone euro. Elles expliquent qu’elle ait mis dix ans pour recouvrer son niveau d’activité d’avant crise, contre cinq ans pour les États-Unis.
Draghi restera pour l’histoire le sauveur de l’euro. Mais le prix acquitté pour la survie de la monnaie unique reste sous-estimé. La zone euro a préservé sa monnaie mais n’a pas échappé à la japonisation, avec une croissance atone, très inférieure à celle des États-Unis ou du Royaume-Uni, une inflation plafonnant à 1 %, un taux de chômage ramené de 12 à 7 % alors que le monde est en plein emploi, un système bancaire fragilisé qui n’a été que partiellement recapitalisé et pas restructuré. Cette reprise avortée a conforté l’onde de choc populiste qui a gagné le continent.
Les taux négatifs portent une responsabilité majeure dans la stagdéflation de la zone euro et dans sa déstabilisation par les populismes. Ils n’exercent plus aucun effet positif sur l’économie réelle, car les banques centrales disposent du pouvoir de créer la monnaie mais non d’en diriger l’usage. Or l’argent illimité et gratuit va d’abord à la spéculation. Les taux négatifs réarment ainsi l’économie de bulles et distribuent du pouvoir d’achat fictif via la spéculation sur les actifs, renforçant la probabilité d’un nouveau krach.
Comme au Japon dans les années 1990 qui se sont achevées par la faillite des compagnies d’assurance-vie, les taux négatifs laminent le secteur financier. Les banques, alors qu’elles financent l’activité dans la zone euro à hauteur de 80 % contre 25 % aux États-Unis, n’ont d’autre issue que de collecter les dépôts pour prêter aux États comme au Japon, ou bien de se tourner vers les marchés via la titrisation comme aux États-Unis
Les taux négatifs constituent une machine à créer de nouvelles bulles spéculatives, avec des conséquences catastrophiques. Ils biaisent l’allocation des ressources en faveur de la rente et au détriment de l’investissement et de l’innovation, expliquant l’envolée de l’immobilier dans les métropoles. Ils renforcent les inégalités et les monopoles en favorisant la concentration des richesses entre les mains des grandes entreprises et des plus riches. Ils euthanasient l’épargne, paupérisant les classes moyennes ce qui nourrit l’extrémisme et la montée des tensions entre les nations de la zone euro. L’Europe ne peut en effet compter ni sur l’homogénéité de la population, ni sur la force du sentiment national, ni sur la cohésion sociale qui caractérisent le Japon.
Le modèle économique sous-jacent aux taux négatifs revient à s’appauvrir par l’épargne et l’investissement et à s’enrichir par les déficits et la dette. Il faut en sortir d’urgence. Mais la BCE, seule, en est incapable, ce qui prouve tant les limites de sa capacité d’action que l’extension abusive de son champ d’intervention avec la délégation de l’ensemble de la politique économique qui lui a été consentie. Les taux négatifs nous rappellent que la politique monétaire ne peut pas tout. La BCE ne pourra sortir de leur piège qu’à travers un réglage de la politique économique dans la zone euro qui associe la mobilisation des marges de manœuvre budgétaires des États excédentaires, un investissement massif dans l’éducation, la révolution numérique, la transition écologique et la sécurité, enfin une protection effective du grand marché, des cerveaux et des actifs stratégiques européens. Si la BCE est allée au-delà de ses compétences avec les taux négatifs, c’est parce que les dirigeants de l’Union et de ses États ont renoncé à exercer leur pouvoir. À eux, désormais, d’assumer leur responsabilité.
(Chronique européenne publiée simultanément par sept quotidiens européens membres de Leading European Newspaper Alliance (LENA), le 4 novembre 2019 : Le Figaro, Die Welt, El Pais, La Repubblica, Le Soir, Tages-Anzeiger, La Tribune de Genève)