Du Chili à Hongkong, d’Alger à Barcelone, le désespoir gronde. Il devra être entendu.
Hongkong traverse depuis cinq mois une crise sans précédent, qui voit quelque 200 000 jeunes manifestants conduire une guérilla urbaine pour dénoncer le total-capitalisme chinois et exiger le départ de Carrie Lam, cheffe de l’exécutif aux ordres de Pékin. Au Chili, qui se considérait comme une oasis de stabilité au milieu des désordres de l’Amérique latine, l’augmentation du ticket de métro a déclenché des émeutes qui ont fait une vingtaine de morts et jeté dans les rues de Santiago plus de 1,2 million de personnes, y compris dans les quartiers favorisés, imposant la déclaration de l’état d’urgence et le déploiement de l’armée, pour la première fois depuis 1987 et la dictature de Pinochet. L’Équateur a connu des émeutes sanglantes et les protestations se multiplient en Argentine face à la chronique du retour annoncé des péronistes au pouvoir. En Bolivie, la déclaration de la victoire d’Evo Morales dès le premier tour de l’élection présidentielle, alors qu’un référendum de 2016 lui interdisait de se présenter à un quatrième mandat, a déclenché une grève générale. Au Liban, 1,3 million de personnes sur les 4 millions que compte le pays, toutes communautés confondues, se sont mobilisées le 18 octobre pour exiger le retrait de la taxe sur les appels via les messageries Internet, protester contre la corruption endémique qui ronge le pays et demander la réforme de l’État confessionnel. En Irak, la population s’est soulevée, au prix de plus de 200 morts, pour dénoncer la corruption et la confiscation du pouvoir par les chiites. A Alger, les manifestations du vendredi se poursuivent de manière pacifique, en dépit du durcissement de la répression, pour obtenir la fin de la dictature militaire dirigée par le chef d’état-major des armées, Ahmed Gaïd Salah. En Espagne, Barcelone vit au rythme des manifestations de masse et des émeutes urbaines depuis la condamnation de neuf dirigeants indépendantistes à des peines de neuf à treize ans de prison par la Cour suprême.
Ces mouvements restent très divers et hétérogènes, dans leur nature et leur origine comme dans leurs aspirations : la lutte pour la démocratie à Hongkong ou à Alger, la dénonciation de la structure communautaire des institutions au Liban ou en Irak, la justice sociale au Chili. Mais il existe aussi des facteurs communs tant dans leur forme que dans leurs causes.
Tout d’abord, il s’agit d’une insurrection des classes moyennes, éduquées et urbanisées, et notamment de la jeunesse. Elle s’inscrit dans la durée et s’exprime par une violence radicale, sauf en Algérie. Elle n’est pas structurée autour de leaders, d’organisations ou d’un programme d’action, mais se catalyse de manière horizontale à partir des réseaux sociaux. Pour toutes ces raisons, ces mouvements fluides et radicaux restent insaisissables, difficiles à réprimer autant qu’à désarmer politiquement.
Ce soulèvement des classes moyennes s’enracine dans plusieurs lignes de fracture. En premier lieu, leur paupérisation et leur désintégration avec le blocage de la mobilité sociale, notamment en Amérique latine, qui connaît une nouvelle décennie perdue avec une croissance limitée à 0,2 % – contre 5,9 % en Asie et 3,2 % en Afrique –, ou au Liban, où le taux de chômage atteint 30 %. Ensuite, dans les pays prospères, la montée des inégalités de revenu et de patrimoine, indissociable du capitalisme de prédation qui sévit en Chine mais aussi au Chili, où 1 % de la population possède 25 % des richesses. Ces inégalités sont aggravées par la polarisation des territoires, qui va de pair avec des difficultés d’accès à l’éducation, à la santé ou à des retraites décentes, mais aussi à l’eau, à l’électricité ou aux transports. La situation est particulièrement critique dans le domaine du logement du fait des bulles immobilières, alimentées par les politiques monétaires expansionnistes et qui entraînent l’expropriation d’une partie de la population : à Hongkong, un emplacement de parking s’est vendu 970 000 dollars, tandis que les prix de l’immobilier se sont envolés de 150 % en dix ans à Santiago du Chili. Enfin, la perte totale de confiance dans les dirigeants et les institutions politiques, aggravée par la corruption – à l’image des scandales Petrobras et Odebrecht en Amérique latine –, encourage le basculement dans le désespoir et la violence.
La révolte mondiale des classes moyennes n’est pas sans rappeler celle de la jeunesse en 1968. Après les étudiants allemands en 1967, la France affronta la révolution de mai, qui faillit emporter la Ve République, tandis que les États-Unis s’enfonçaient dans l’émeute après l’assassinat de Martin Luther King et qu’enflait la mobilisation contre la guerre du Vietnam, que les étudiants japonais exigeaient la fermeture des bases américaines dans l’archipel, que le Mexique massacrait les manifestants sur la place des Trois-Cultures, que le printemps de Prague était étouffé par l’invasion de la Tchécoslovaquie, dans la nuit du 20 au 21 août, par 500 000 soldats des forces du pacte de Varsovie.
En 1968 comme aujourd’hui, les objectifs des manifestants étaient très variés, voire opposés de part et d’autre du mur de Berlin. À l’ouest, une jeunesse, fascinée par la révolution et le maoïsme, fustigeait la société de consommation et les libertés bourgeoises ; à l’est, des adultes risquaient leur vie pour échapper au totalitarisme soviétique et pour accéder à la démocratie, à l’économie de marché et à l’Europe. Mais dans les deux blocs, la protestation marquait un point de rupture, actant la clôture du cycle de la reconstruction et de l’après-Seconde Guerre mondiale d’un côté, la faillite du socialisme et de l’économie planifiée de l’autre.
La rébellion actuelle des classes moyennes marque aussi un tournant historique, notamment pour les démocraties, dont elles constituent le socle sociologique et politique. Leur décomposition, sous l’effet de la mondialisation, de l’ubérisation et de la robotisation, représente une menace majeure pour la survie de la liberté politique et de l’économie de marché. La violence reste condamnable mais le désespoir qu’elle exprime doit être entendu. La solution n’est pas dans la répression ou dans le pourrissement, option retenue par la plupart des pouvoirs contestés qui n’ont pas vu monter la colère. Les mesures d’urgence pour annuler les hausses de taxes, rétablir la justice fiscale, améliorer l’accès aux services de base, lutter contre la corruption, normaliser le statut des gouvernants sont indispensables et bienvenues. Mais elles ne suffiront pas.
Le modèle de la mondialisation libérale comme le total-capitalisme chinois sont désormais caducs. La crise appelle des politiques radicalement nouvelles, notamment au sein des démocraties, pour rendre confiance et espoir aux classes moyennes : le respect du principe « un homme, une voix » et l’encadrement strict du pouvoir économique dans les élections ; la restauration de l’impartialité de l’État et du jeu des contre-pouvoirs, qu’il s’agisse de la justice, des banques centrales ou des médias ; un nouveau pacte économique et social au service d’une croissance inclusive et durable ; la régulation du capitalisme de rente et de prédation, qui impose notamment la réintégration du secteur numérique dans l’État de droit ; la garantie de l’accès à l’éducation, à la santé et aux services de base en tout point du territoire ; le réinvestissement massif dans la sécurité intérieure et extérieure. Pour désarmer la révolte des classes moyennes et les réconcilier avec la liberté, il faut redonner sens à l’idée de progrès.
(Chronique parue dans Le Point du 31 octobre 2019)