Le repli désordonné des États-Unis laisse le champ libre aux démocratures. D’autant plus que l’Europe affiche son impuissance.
Le retrait des troupes américaines de Syrie et le blanc-seing donné par Donald Trump à Recep Erdogan se sont immédiatement traduits par une vaste offensive de la Turquie pour réaliser l’épuration ethnique des Kurdes, qui jouèrent le premier rôle dans la défaite militaire de l’État islamique. Ceux-ci n’ont eu d’autre choix que de se tourner vers Damas et Moscou pour survivre. Ceci a débouché le 22 octobre à Sotchi sur un mini-Yalta qui a vu Poutine et Erdogan se partager la Syrie. Avec des conséquences majeures pour le Moyen-Orient et pour le monde. Le grand bénéficiaire des multiples revirements de Trump est Poutine. La Russie est maîtresse de la Syrie. Elle assure la survie de Bachar el-Assad ; elle contrôle l’espace aérien ; elle patrouille aux côtés des forces syriennes et turques de part et d’autre de la « zone de sécurité » obtenue par Erdogan. Elle s’affirme comme la seule puissance tutélaire du Moyen-Orient, vers laquelle se tournent désormais y compris l’Arabie saoudite et Israël.
Erdogan a atteint tous ses objectifs. Il a imposé la création d’une zone tampon dans le nord de la Syrie dans laquelle il a éradiqué les Kurdes pour les remplacer, grâce aux fonds européens, par des réfugiés syriens. Il a galvanisé le nationalisme turc et relégitimé son pouvoir affaibli par la crise économique et sociale, la perte de la Mairie d’Istanbul et la multiplication des défections au sein de l’AKP. Sur sa lancée, il a annoncé son intention de se doter de l’arme nucléaire et de missiles stratégiques, à partir du programme civil conduit avec la Russie pour plus de 20 milliards de dollars et d’activités clandestines poursuivies avec le réseau pakistanais d’Abdul Qadeer Khan. Seule ombre au tableau, il dépend désormais, tout comme Assad, de Poutine.
L’État islamique est le troisième gagnant de l’intervention turque. Retourné à la clandestinité mais toujours actif au Moyen-Orient où il réalise une centaine d’attentats tous les mois, il va bénéficier du renfort des 10 000 djihadistes qui restaient prisonniers des Kurdes. L’exil forcé des civils et combattants kurdes vers l’Irak crée un espace pour tenter de restaurer le califat.
La piteuse retraite de Syrie acte le départ des États-Unis du Moyen-Orient, dans le droit fil de leur repli sur leur territoire national qui va de pair avec le démantèlement de leurs alliances et l’abandon de leurs alliés. Trump, depuis son élection en 2016, a pour seul guide la politique intérieure et sa promesse de ramener sur le sol américain les soldats déployés sur le théâtre des guerres sans fin d’Afghanistan, d’Irak et de Syrie, mais aussi de Corée. Il a arrêté unilatéralement les manœuvres communes avec la Corée du Sud sans aucune contrepartie de la part de Kim Jong-un, qui a intensifié son programme d’essai de missiles et de têtes nucléaires ; il a annoncé le départ des troupes américaines d’Afghanistan, qui ouvre la voie au rétablissement de l’émirat islamique des talibans ; il a laissé l’Arabie saoudite sans soutien face à la reprise du programme nucléaire iranien, à la multiplication des attaques contre les pétroliers en mer d’Oman et dans le détroit d’Ormuz, aux frappes des missiles de croisière qui ont bloqué la moitié de la production de pétrole saoudienne. Il ne fait aucun doute que le retrait de Syrie sert de répétition générale à un prochain départ d’Irak.
Le repli désordonné des États-Unis, que peinent à masquer les postures martiales et la mise en scène des rencontres avec les autocrates de la planète, laisse le champ libre aux démocratures et aux djihadistes. D’autant qu’il s’accompagne de la rupture du lien transatlantique et de l’affichage par l’Europe de son impuissance et de ses divisions.
L’Occident se décompose sous nos yeux. Le Roi est désormais nu. Il n’a plus de leader, dès lors que les États-Unis ont basculé dans le protectionnisme, l’isolationnisme et un nationalisme à très courte vue, qui se maintiendront au-delà des excès de Trump, parce qu’il n’est pas la cause mais la conséquence du basculement de l’Amérique dans le populisme. L’Occident n’a plus de stratégie du fait de la dérive de la politique extérieure américaine qui, au prétexte de se concentrer sur la défense de leurs intérêts vitaux, fédère les démocratures et oppose les démocraties entre elles. Il n’a plus d’organisation puisque les alliances sont vidées de sens, comme la Turquie en fait la démonstration pour l’Otan, censée être la plus puissante d’entre elles.
Les anciens alliés des États-Unis n’ont d’autre choix que de réinvestir massivement dans leur sécurité et de la concevoir de manière beaucoup plus autonome.
(Chronique parue dans Le Figaro du 28 octobre 2019)