Dans la lutte à mort qui s’est engagée entre démocratie et populisme, la résistance de l’État de droit joue un rôle décisif.
La vague populiste rappelle que les démocraties sont mortelles et que la principale menace qui pèse sur elles, comme l’avait compris Tocqueville, est intérieure. Comme le communisme, le populisme entend détruire la démocratie en lançant la souveraineté du peuple à l’assaut de l’État de droit et en justifiant l’autoritarisme par la lutte contre les inégalités. Dans la lutte à mort qui s’est engagée entre démocratie et populisme, la résistance de l’État de droit joue un rôle décisif. Trois épisodes récents témoignent de l’intensité du combat qui s’engage.
En Italie, Matteo Salvini avait érigé au ministère de l’Intérieur la transgression du droit en mode de gouvernement au service de son image de nouveau Duce. Sur le plan intérieur, en publiant des décrets sur l’immigration délibérément anticonstitutionnels et en s’affranchissant des décisions de la justice. Sur le plan européen, en récusant les règles de Schengen, le pacte de stabilité de la zone euro, le contrôle des banques et des assurances présentant des risques systémiques ou les principes du droit maritime. Son mépris pour les institutions l’a poussé à une erreur de calcul. En faisant éclater la coalition antisystème pour forcer l’organisation d’élections anticipées afin d’obtenir une majorité des droites extrêmes, il a déclenché un sursaut des partis et de la classe politique traditionnelle. Le Parlement élu en mars 2018 a ainsi investi, sous l’autorité du même président du Conseil des ministres, Giuseppe Conte, un gouvernement techno-populiste qui s’appuie sur l’alliance du Parti démocrate et du Mouvement 5 étoiles. Au Royaume-Uni, le coup d’État légal tenté par Boris Johnson avec la suspension du Parlement pour lui permettre d’imposer un Brexit sans accord au 31 octobre a fait long feu. Il a été mis en échec par une contre-révolution judiciaire. La Cour suprême a en effet jugé, le 24 septembre, à l’unanimité de ses onze magistrats « illégale, nulle et non avenue » la suspension du Parlement.
Aux États-Unis, le système judiciaire a privé d’effet le décret présidentiel interdisant l’entrée sur le sol américain des ressortissants des pays musulmans. Surtout, Nancy Pelosi, la présidente démocrate de la Chambre des représentants, s’est résolue, le 24 septembre dernier, à engager une procédure de destitution contre Donald Trump. Et ce, à la suite des pressions qu’il a exercées sur le nouveau président ukrainien, Volodymyr Zelensky, afin qu’il ouvre une enquête sur Joe Biden et son fils Hunter, administrateur de la société gazière Burisma de 2014 à 2019, dans la perspective de l’élection présidentielle de 2020.
Ces trois cas soulignent l’importance vitale des institutions de l’État de droit pour préserver les libertés. Mais ils en dévoilent aussi les limites et les risques, tant le droit constitue une digue fragile face aux passions collectives. De manière instructive, Matteo Salvini, Boris Johnson et Donald Trump ont réagi à l’identique, se posant en victimes et lançant un appel au peuple contre les élus et les juges, érigés en ennemis de la nation. Et ils sont loin d’être définitivement défaits.
De fait, c’est aux citoyens qu’il reviendra de trancher ultimement par leur vote entre démocratie et populisme. Pour être nécessaire, la résistance de l’État de droit n’est pas suffisante. Elle doit s’inscrire dans une stratégie globale de refoulement du populisme qui s’attaque à ses causes profondes : à la paupérisation et la déstabilisation des classes moyennes, par un nouveau pacte économique et social ; à la montée des inégalités, par l’éducation et la croissance inclusive ; au désarroi identitaire, par le contrôle effectif de l’immigration ; au renouveau de la violence, par le réinvestissement dans la sécurité intérieure et extérieure ; au dépérissement de la vie publique, par la décentralisation et l’association renforcée des citoyens aux décisions collectives.
Dans un moment où la liberté politique vacille, l’État de droit marque une ligne de clivage irréductible entre la démocratie d’une part, les démocratures et le populisme d’autre part. Sa fragilité en France explique la difficulté de notre pays à se doter d’institutions conciliant la liberté et la stabilité comme sa très grande vulnérabilité aux démagogues. Pourtant alors que tout commande de renforcer notre État de droit, le projet de révision constitutionnelle a pour seule cohérence l’abaissement du Parlement, les lois liberticides se multiplient, les juges abandonnent la loi pour s’ériger en moralisateurs, le budget de la justice n’est pas à la hauteur. Face à l’onde de choc populiste, la reconstruction d’un État de droit est donc plus que jamais une priorité pour défendre la démocratie en France.
(Chronique parue dans Le Figaro du 30 septembre 2019)