Comment l’attaque de ses champs pétrolifères a affaibli l’Arabie saoudite et marqué le retrait des États-Unis vis-à-vis de son allié traditionnel.
L’Arabie saoudite vient de connaître son Pearl Harbor. Le bombardement de l’usine d’Abqaiq et du champ pétrolifère de Khuraïs, le 14 septembre, a mis provisoirement hors service la moitié de sa capacité de production pétrolière, retirant 5,7 millions de barils par jour du marché. Il faudra attendre la fin de l’année pour que le pays retrouve son potentiel de 12 millions de barils par jour. Ces frappes destructrices n’ont pas été effectuées principalement par des drones, mais par une vingtaine de missiles de croisière. Tirés d’Iran, ils ont fait un large détour par l’Irak afin de déjouer les défenses antiaériennes et de rendre très difficile d’établir la preuve de leur origine, confirmant les progrès spectaculaires de la République islamique dans le domaine de la balistique.
L’attaque est un chef-d’œuvre stratégique. Elle met en évidence la vulnérabilité de l’Arabie saoudite et l’inefficacité de sa défense antiaérienne en dépit d’une cinquantaine de milliards de dollars d’achats d’équipements militaires par an. Elle souligne les fragilités de la société Aramco au moment où elle s’apprête à être mise en Bourse sur la base d’une valorisation de 2 000 milliards de dollars, afin de financer le plan Vision 2030 élaboré par Mohammed ben Salmane pour préparer l’après-pétrole. Elle met pleinement à profit la paralysie des États-Unis, entrés en campagne présidentielle, et d’Israël à la suite des élections du 17 septembre, marquées par la non-victoire de Benny Gantz et la défaite de Benyamin Netanyahou.
Sur le plan économique, il n’y a pas eu de choc pétrolier. La hausse initiale de 15 % des cours a été corrigée dès qu’il est apparu que le retour à la normale s’opérerait en quelques semaines.
Mais l’impact sur la croissance mondiale et les marchés financiers est majeur. Le risque d’un choc pétrolier, qui s’ajoute aux conséquences de la guerre commerciale et technologique lancée par les États-Unis, est en passe de casser la croissance mondiale : son rythme est revenu de 4,2 à 2,9 %.
Sur le plan stratégique, l’opération fait deux vainqueurs et deux victimes. Les premiers sont la Russie, plus que jamais clé du Moyen-Orient, et surtout l’Iran. Après la sortie des États-Unis de l’accord de Vienne de 2015 et le durcissement des sanctions économiques, le régime des mollahs a décidé non seulement de ne pas se soumettre, mais d’assumer l’épreuve de force. Donald Trump entendait mettre la pression maximale sur l’Iran ; c’est Téhéran qui met la pression maximale sur les États-Unis, sur l’Arabie saoudite et sur le marché pétrolier. L’escalade des représailles est parfaitement orchestrée : d’abord, la relance du programme nucléaire avec la reprise de l’enrichissement puis des activités de recherche ; en juin, la destruction d’un drone américain ; ensuite, les attaques contre des navires-citernes saoudiens en mer d’Oman et un oléoduc, suivies de l’arraisonnement d’un pétrolier britannique dans le détroit d’Ormuz ; enfin, les frappes sur l’Arabie saoudite. Le tout dans la plus parfaite impunité.
Le grand vaincu est l’Arabie saoudite, qui se trouve à la fois très exposée et totalement isolée. Riyad a fait la démonstration de son impuissance face à l’Iran et échoué tant dans la guerre au Yémen que dans l’embargo du Qatar. La réserve observée par Donald Trump et son refus de l’option militaire confirment l’inanité de la garantie de sécurité américaine sur les monarchies du Golfe. L’homme fort du Moyen-Orient est désormais Mohammed ben Zayed, prince héritier d’Abou Dhabi, qui n’entend plus servir de supplétif à Riyad. En bref, plus personne ne veut se battre pour l’Arabie saoudite.
Les États-Unis enregistrent – après la Chine, la Corée du Nord, la Syrie, le Venezuela…– une nouvelle débâcle diplomatique. L’Iran fait la démonstration que la dissuasion américaine est désormais virtuelle et que Donald Trump n’est qu’un tigre de tweet. Et le choix de tout miser au Moyen-Orient sur l’Arabie saoudite de Mohammed ben Salmane se révèle calamiteux.
Le risque d’escalade au Moyen-Orient naît du grand écart entre gagnants et perdants. Nul n’a intérêt à une confrontation armée : les États-Unis parce qu’ils n’en ont pas la volonté ; les Iraniens parce qu’ils n’ont pas les moyens de résister à des frappes américaines ; l’Arabie saoudite parce qu’elle est dans l’incapacité de se défendre seule. Mais la possibilité d’erreurs de calcul et de dérapages croît avec le sentiment d’impunité des dirigeants iraniens, la perte de crédibilité de Donald Trump et les échecs en chaîne de Mohammed ben Salmane. Aussi est-il urgent de désarmer cet engrenage en revenant à la logique de l’accord sur le nucléaire iranien de 2015, en négociant une sortie politique de la tragique guerre du Yémen et en mettant fin à l’embargo sur le Qatar. L’occasion est idéale pour l’Europe d’engager une médiation destinée à écarter les risques de guerre, faire la démonstration des vertus de la diplomatie et des traités contre le recours à la force et manifester sa souveraineté face aux empires du XXIe siècle.
(Chronique parue dans Le Point du 26 septembre 2019)