L’expansion monétaire incontrôlée qui se répand dans le monde est dangereuse et irresponsable.
De la spéculation sur les tulipes à Amsterdam au XVIIe siècle aux krachs de 1929 et 2008 en passant par la banqueroute de Law en 1720, les bulles autour des actions des chemins de fer au XIXe siècle, de l’automobile au XXe siècle, du numérique au XXIe siècle, tous les grands chocs du capitalisme ont pour point commun l’augmentation incontrôlée et la gratuité des moyens de paiement. Tous sont nés des mêmes illusions mêlant la foi dans une prospérité illimitée, la fascination pour les fortunes rapides, l’émancipation des contraintes d’équilibre financier, monétaire ou budgétaire au nom d’un mode de croissance, d’une révolution technologique ou d’une configuration géopolitique présumés inédits et différents.
Onze ans après le pire krach du capitalisme depuis 1929, la politique monétaire n’a jamais été aussi expansive.
Sous la pression des autorités politiques qui remettent de plus en plus en cause le principe de leur indépendance, les banques centrales arbitrent en faveur du soutien à tout prix de l’activité. Aux États-Unis, la Fed a interrompu la réduction de la taille de son bilan, qui atteint 3 800 milliards de dollars, et baissé ses taux de 0,25 % pour la première fois depuis 2008. En Europe, la BCE, sous l’impulsion de Mario Draghi, prépare le lancement d’un nouveau programme de rachat d’actifs et une baisse des taux, déjà à un plancher historique (– 0,40 %). Dix banques centrales ont baissé leurs taux au deuxième trimestre 2019 et huit en juillet. Depuis 2014, les taux d’intérêt négatifs se sont ainsi généralisés au Japon puis en Europe.
Le premier effet de la diminution des taux consiste à lever toute contrainte sur l’endettement des États. L’expansion monétaire va donc de pair avec des relances budgétaires, à l’image des États-Unis, où le déficit public atteindra 1 000 milliards de dollars en 2020, soit 5,5 % du PIB, au moment où le taux de chômage (3,7 %) est au plus bas depuis 1969. La frénésie de l’emprunt s’étend désormais aux ménages, notamment pour financer leurs investissements immobiliers, et aux entreprises, notamment dans les secteurs d’activité les plus exposés à la révolution numérique ainsi que dans les régions les plus fragiles comme l’Europe du Sud.
L’expansion monétaire incontrôlée qui se répand dans le monde est dangereuse et irresponsable. Sur le plan économique, elle ne soutient que marginalement l’économie réelle car si les banques centrales savent émettre des moyens de paiement, elles ne peuvent en contrôler l’usage et l’affectation. Les liquidités déversées, loin d’aller en priorité à la production et à l’investissement pour améliorer la croissance potentielle et la productivité, ont conforté les rentes, les entreprises en situation d’oligopole et les inégalités. Sur le plan financier, les banques sont ruinées par les taux négatifs, ce qui se traduit par la montée de la « finance de l’ombre » avec un basculement des actifs vers le secteur financier non bancaire. Sur le plan politique, la pénalisation de l’épargne contribue à la déstabilisation des classes moyennes des pays développés et nourrit le populisme.
Surtout, l’argent facile et gratuit constitue une machine à distribuer du pouvoir d’achat fictif et à créer des bulles spéculatives qui se généralisent, de l’immobilier à l’art contemporain en passant par les dettes souveraines ou les actions et les obligations à haut rendement pour les entreprises. La récession n’est donc reportée qu’au prix de la préparation méthodique d’un nouveau krach qui entraînera l’effondrement de l’activité et de l’emploi, des prix et des revenus. Or l’accélération actuelle de l’expansion monétaire et budgétaire prive dans le même temps les autorités politiques et les banques centrales de toute capacité de réaction. Par ailleurs, le travail de sape poursuivi par Donald Trump contre les institutions multilatérales limite les possibilités de coopération internationale et de stratégies concertées qui jouèrent un rôle décisif pour endiguer les risques de déflation mondiale en 2008.
La monnaie demeure le plus puissant et le plus rapide des instruments de politique économique. Il est indispensable de l’activer en période de krach ou de déflation, mais non pas en période de plein-emploi pour conforter la surchauffe. Il est par ailleurs illusoire de se reposer sur elle pour reporter ou éluder les réformes structurelles nécessitées par le vieillissement démographique, la révolution numérique ou le changement climatique.
L’argent gratuit est une addiction économique qui ne peut connaître d’issue heureuse. Sa fin est connue : le krach, dont seul le moment reste incertain. Son risque ultime n’est autre que l’effondrement de la monnaie, à l’image du Zimbabwe ou du Venezuela. Face au net ralentissement de la croissance mondiale (3 %) et du commerce international (2,5 %), la priorité doit être donnée à la reconstitution des marges de manœuvre budgétaires et monétaires, au renforcement de la zone euro par la réalisation de l’union bancaire et des marchés de capitaux, à l’amélioration du filet de sécurité mondial pour abonder la liquidité internationale en cas de choc (actuellement doté de 4 000 milliards de dollars), à la préservation du système multilatéral pour gérer les risques systémiques du capitalisme universel.
C’est à raison qu’Ernest Hemingway rappelait que « la première panacée pour une nation mal dirigée est l’inflation monétaire, la seconde est la guerre. Les deux apportent prospérité temporaire et destruction indélébile. Les deux sont le refuge des opportunistes économiques et politiques ».
(Chronique parue dans Le Figaro du 06 août 2019)