Au XXIe siècle, qui contrôlera l’espace contrôlera la Terre. Face aux ambitions des États-Unis et de la Chine, l’Europe doit se réveiller.
Cinquante ans après les premiers pas de l’homme sur la Lune, l’espace s’impose comme un enjeu central pour la souveraineté des nations, mais aussi pour la compétitivité de l’économie et la protection de la planète. Rompant avec le désengagement et le désinvestissement de la fin de la guerre froide, le rêve spatial renaît, du retour de l’homme sur la Lune annoncé pour 2024 par les États-Unis et 2029 par la Chine à la première mission habitée vers Mars promise par la Nasa pour 2033. Or l’espace est surtout en passe de devenir une infrastructure essentielle pour les activités humaines, avec plus de 1 500 satellites actifs et des services dont la valeur devrait progresser en vingt ans de 350 à plus de 1 200 milliards de dollars. Dès lors, il ouvre un théâtre de confrontation entre les grandes puissances. Au XXIe siècle, qui contrôlera l’espace contrôlera la Terre.
Une nouvelle donne spatiale naît qui constitue un accélérateur et un baromètre des révolutions de l’âge de l’Histoire universelle. Sur le plan technologique, les lanceurs réutilisables et la miniaturisation des satellites permettent le déploiement à des coûts compétitifs de mégaconstellations à double capacité civile et militaire. Sur le plan numérique, la connectivité par satellite est indispensable au développement de la 5G et aux flux continus de données requis par les véhicules autonomes ou l’Internet des objets. Sur le plan économique, l’espace n’est plus le monopole des États et attire les géants de la Silicon Valley, à l’image de Space X, d’Elon Musk, ou de Blue Origin, de Jeff Bezos, ce qui va de pair avec la libéralisation du secteur aux États-Unis actée par le transfert de sa régulation du département du Transport à celui du Commerce. Sur le plan stratégique, en dépit du traité de 1967 qui interdit le placement d’armes de destruction massive en orbite, l’espace est en voie de militarisation accélérée avec la montée en puissance du renseignement, mais aussi des opérations d’espionnage ou de destruction de satellites par la guerre électronique ou cybernétique, par des frappes laser ou par des missiles (la Russie, les États-Unis, la Chine et l’Inde en mars dernier ont effectué avec succès des tirs sur des satellites en orbite basse au prix de la dispersion de milliers de débris). Sur le plan géopolitique, une nouvelle confrontation majeure se dessine comme dans les années 1960 pour la domination, mais également pour les systèmes politiques et les valeurs projetées dans l’espace, confrontation qui n’oppose plus les États-Unis à l’URSS mais à la Chine.
Sur fond de retrait progressif de la Russie, l’espace est l’un des théâtres de la nouvelle guerre froide. Les États-Unis mobilisent des moyens sans précédent pour garantir leur suprématie qui se traduit, notamment, par leur monopole de sa cartographie complète via le Norad. Leur budget est en hausse de 10 % par an depuis 2017 et atteindra 60 milliards de dollars en 2020. Simultanément, Donald Trump a décidé la création d’une sixième armée avec l’US Space Force. La Chine n’est pas en reste qui, forte de la gamme complète des lanceurs Longue Marche et de l’expérience des vols habités, de ses projets de station spatiale et d’envoi de « taïkonautes » sur la Lune, a placé l’espace en tête des priorités stratégiques du Livre blanc sur la défense élaboré pour le 70e anniversaire de la République populaire. Elle a réalisé 39 lancements de satellites en 2018, contre 34 pour les États-Unis. L’Inde, elle, a lancé le 22 juillet la mission Chandrayaan-2 vers la Lune, avec pour objectif de poser un robot sur son pôle sud, inexploré à ce jour.
L’Europe, acteur important de la conquête spatiale, a été prise de court par cette nouvelle donne. Au point de se trouver menacée de marginalisation dans la compétition qui s’instaure, comme elle a perdu la bataille du numérique après avoir dominé l’industrie des télécommunications au début du XXIe siècle, avec pour symbole la panne géante qui a interrompu pendant une semaine le fonctionnement de Galileo. Elle a de fait largement ignoré l’enjeu vital de l’espace et les changements qui l’affectent, notamment la technologie des lanceurs réutilisables. Elle souffre d’un quadruple déficit de volonté politique, de gouvernance, de stratégie et de budget, avec un effort limité à 12 milliards de dollars par an.
Il est temps, pour elle, de se réveiller. L’organisation, éclatée entre l’Agence spatiale européenne (Esa) et les agences nationales, doit être simplifiée et recentrée autour de l’Union, qui pilote déjà les programmes de communication Galileo et d’observation Copernicus et peut mobiliser les 13,5 milliards d’euros du fonds pour la défense. Le sommet de l’Esa de Séville, en novembre, sera déterminant pour achever Ariane 5, préparer l’arrivée d’Ariane 6 en 2020 et anticiper le futur avec l’étude d’un lanceur réutilisable et le développement d’une mégaconstellation de satellites à capacité civile et militaire à travers un partenariat public-privé. Enfin, la consolidation de l’industrie autour de la France, de l’Allemagne et de l’Italie relève de l’urgence.
La France, seule puissance nucléaire de l’Union post-Brexit et premier acteur spatial européen, a une responsabilité historique. L’espace servit longtemps de variable d’ajustement du budget de la Défense, notamment pour abonder le financement des opérations extérieures. La loi de programmation militaire prévoyait de mobiliser 3,6 milliards d’euros entre les années 2019 et 2025, principalement pour la modernisation des satellites d’observation (CSO), de communication (Syracuse 4) et d’écoute (Ceres), ce qui n’est pas à la hauteur de l’enjeu. D’où l’annonce, le 13 juillet, par Emmanuel Macron, d’une nouvelle stratégie spatiale. Elle repose sur la création à Toulouse d’un commandement spatial rattaché à l’armée de l’air, sur le renforcement de la surveillance en orbite basse (radars Graves) et géostationnaire, sur le développement du renseignement mais surtout sur le durcissement de la protection de nos satellites, le déploiement de constellations de guetteurs et l’installation de capacités de riposte par des lasers et des mitrailleuses embarqués. Ne manque, comme souvent, que l’essentiel : le financement. L’effort budgétaire supplémentaire est limité à 700 millions d’euros. Dans l’espace aussi, la guerre est, comme le soulignait Napoléon, « un art simple et tout d’exécution » qui dépend de trois choses : l’argent, l’argent et l’argent.
(Chronique parue dans Le Point du 1er août 2019)