L’hypothèse d’un Brexit sans accord est plus que probable. L’Europe doit se préparer aux conséquences de ce contresens historique.
Alors que toute l’attention se concentre sur la difficile mise en place de la nouvelle gouvernance de l’Union européenne depuis les élections de mai, le Brexit reste une bombe à retardement qui ne menace pas seulement le Royaume-Uni mais aussi l’Europe.
La démission de Theresa May de son poste de premier ministre, le 7 juin, loin de mettre fin à la crise politique, l’a amplifiée. Le choix de son successeur à la tête du gouvernement revient en effet aux 160 000 militants du Parti conservateur – soit 0,3 % de l’électorat -, au moment où celui-ci a enregistré un revers historique avec seulement 9 % des voix lors du scrutin européen. L’affrontement entre Boris Johnson et Jeremy Hunt donne lieu à une surenchère en faveur d’un Brexit à n’importe quel prix, alors que les partisans d’un maintien dans l’Union ont rassemblé 40 % des voix contre 35 % aux Brexiters, le 23 mai, et que le Parlement a constamment rejeté une sortie de l’Union sans accord.
L’hypothèse d’un Brexit sans accord le 31 octobre devient donc très probable. Il est en effet fort peu vraisemblable que le futur premier ministre réussisse en quelques semaines ce que Theresa May a échoué à réaliser en trois ans, à savoir conclure avec l’Union un accord et le faire voter par le Parlement britannique. Or, les conséquences d’un hard Brexit continuent à être sous-estimées, voire occultées. Elles seront d’autant plus redoutables que le gouvernement britannique n’a pas davantage préparé le hard Brexit qu’il n’a été capable d’imaginer une stratégie crédible pour négocier et faire approuver un accord avec l’Union.
Le Brexit, avant même sa mise en œuvre, coûte déjà très cher au Royaume-Uni et à ses citoyens. Les pertes de croissance depuis 2016 atteignent 2,5 points de PIB. La livre a chuté de 20 %, entraînant un regain d’inflation. L’investissement s’est effondré dans l’industrie – jusqu’à 46 % dans le secteur automobile – , tandis que les entrées de capitaux ont été divisées par trois, passant de 199 à 65 milliards de livres entre 2016 et 2018. Il ne fait aucun doute qu’un Brexit sans accord provoquera une récession sur le plan économique et un choc sur la City en l’absence de toute période de transition pour gérer les relations financières avec l’Union.
Mais les incidences politiques risquent d’être plus sérieuses encore. Le Brexit va continuer à fonctionner comme une arme de destruction massive de la démocratie britannique, emportée par une fuite en avant populiste. L’instabilité gouvernementale comme la paralysie du Parlement se poursuivront. La démission forcée de Kim Darroch, ambassadeur du Royaume-Uni à Washington victime de fuites organisées, montre que l’État et la haute fonction publique sont aujourd’hui aspirés par la dégradation de la classe politique et de ses mœurs, qui ne respectent plus l’intérêt supérieur du pays. L’unité de la nation elle-même paraît compromise par la relance inévitable de la revendication d’indépendance de l’Écosse comme par la reprise prévisible de la lutte armée par l’IRA en Irlande du Nord.
L’Europe, loin d’être immunisée contre un hard Brexit, sera directement touchée. La récession du Royaume-Uni pourrait s’étendre au continent, au moment où l’activité en Allemagne connaît un trou d’air. Par ailleurs, les 27 membres de l’Union, qui ont parfaitement géré la première phase du Brexit sous l’autorité de Michel Barnier, ont été rattrapés par le chaos britannique lors du sommet des 11 et 12 avril dernier. La division apparue sur le principe et le calendrier du report de la date de sortie masque des divergences profondes sur la stratégie à adopter vis-à-vis de Londres, notamment entre la France et l’Allemagne.
Le hard Brexit pourrait enfin constituer le détonateur d’une nouvelle secousse sur les marchés financiers. Onze ans après la faillite de Lehman Brothers, le système économique mondial est dominé par le ralentissement de l’activité d’un côté, la remontée en flèche des risques de l’autre : expansion monétaire incontrôlée, gonflement des bulles spéculatives, volatilité des actifs, ascension des dettes publiques et privées, développement de la finance de l’ombre non régulée, multiplication des crises géopolitiques entre les États-Unis et la Chine, la Russie ou l’Iran. Dans ce contexte, un violent choc sur la City, qui demeure l’un des premiers centres financiers du monde, pourrait provoquer une cascade d’ajustements, notamment dans le secteur de la gestion d’actifs qui s’est fortement développé.
Le Brexit, qui a initié l’onde de choc populiste qui dévaste les démocraties, est donc un poison dont les effets ne se limitent pas au Royaume-Uni et dont les leçons doivent être pleinement tirées :
- Le populisme, loin de générer son antidote, appelle le populisme. Le Brexit ne détruit pas seulement l’économie du Royaume-Uni mais sa démocratie, qui menace de se réduire à la confrontation de trois démagogues : Boris Johnson, Jeremy Corbyn et Nigel Farage.
- Le nœud gordien du Brexit ne peut ultimement être tranché que par un vote des citoyens britanniques, à travers des élections générales très périlleuses, tant les partis se radicalisent de plus en plus sous la pression de leurs militants et des réseaux sociaux.
- Le Brexit demeure un contresens historique parfait car le Royaume-Uni et ses 66 millions d’habitants n’ont aucune chance de recouvrer, seuls, la maîtrise de leur destin face aux empires qui dominent l’histoire du XXIe siècle.
- Les menaces indissociables d’un hard Brexit soulignent l’urgence d’un renforcement de l’Union européenne et de la zone euro. L’Union doit se repenser en termes de puissance et de souveraineté dans un monde dominé par le nationalisme et le protectionnisme. La zone euro doit se doter d’un mécanisme de stabilisation efficace mais surtout accélérer l’union bancaire et celle des marchés de capitaux. Il revient enfin à Christine Lagarde, qui s’apprête à prendre la tête de la BCE dans un moment critique où culmineront les risques économiques, financiers et politiques, de se préparer à un baptême du feu particulièrement rude.
(Chronique européenne publiée simultanément par sept quotidiens européens membres de Leading European Newspaper Alliance (LENA), le 15 juillet 2019 : Le Figaro, Die Welt, El Pais, La Repubblica, Le Soir, Tages-Anzeiger, La Tribune de Genève)