Utilisés après la crise de 2008, les taux d’intérêt négatifs ne font que retarder, voire amplifier la prochaine récession.
Depuis 2014, les taux d’intérêt négatifs se sont généralisés au Japon puis en Europe. Aujourd’hui, l’Allemagne emprunte à – 0,2 %, et certaines émissions récentes de la France et de la Suède ont également été conclues à des taux négatifs. Au total, quelque 10 000 milliards de dollars de dettes souveraines sont concernés par cette aberration économique qui voit les investisseurs payer pour prêter et les débiteurs être rémunérés pour emprunter. La situation est également anormale aux États-Unis, où les taux d’intérêt sont inférieurs à l’inflation, soit des taux réels négatifs, alors que l’économie entame sa 11e année d’expansion, que la croissance est proche de 3 % et que le taux de chômage, ramené à 3,6 %, est au plus bas depuis la fin des années 1960.
L’anomalie des taux négatifs ne répond pas à un équilibre de marché : elle s’explique par les séquelles du krach de 2008.
Mise en œuvre afin d’éviter une dépression mondiale, en tirant les conséquences des erreurs commises en 1929, la mobilisation intensive des politiques monétaire et budgétaire a enrayé la spirale de la déflation et permis à l’économie mondiale de renouer avec une croissance de 3 % et avec le pleinemploi, puisque le taux de chômage a été ramené à 5 %. Pour autant, les séquelles du krach de 2008 continuent à peser lourdement, qu’il s’agisse de la faiblesse durable de l’inflation ou de l’accumulation de 300 000 milliards de dollars de dettes publiques et privées qui représentent trois années de production de la planète. Confrontées au risque d’un krach obligataire en cas de remontée brutale des taux, mais surtout à la hantise de la récession au moment où une onde de choc populiste emporte les démocraties, les banques centrales se sont montrées extrêmement prudentes dans la normalisation de leurs politiques expansionnistes à partir de 2015. Elles y ont finalement renoncé à la fin de 2018 sous la pression de la dégradation de l’environnement économique et de la montée des tensions internationales liées à la nouvelle guerre froide entre les États-Unis et la Chine, ainsi qu’à l’installation d’une logique de guerre avec l’Iran.
Confrontées au dilemme insoluble qui consiste à éviter à la fois une nouvelle récession et la reconstitution de bulles spéculatives facilitées par l’excès de liquidités et la gratuité de l’argent, les banques centrales, sous la pression des autorités politiques qui menacent de remettre en question leur indépendance, ont arbitré en faveur du soutien de l’économie. Quitte à alimenter la surchauffe et à sacrifier la reconstitution de leurs marges de manœuvre pour faire face à un nouveau choc, dont l’argent facile augmente la probabilité et l’intensité. La récession ne se trouve ainsi écartée à court terme qu’au risque d’une secousse majeure à moyen terme.
L’encouragement des taux négatifs par les pouvoirs publics est parfaitement irresponsable. En effet, s’il peut être justifié d’y recourir en période de krach pour bloquer les enchaînements déflationnistes, il est très dangereux de prétendre les transformer en un régime permanent. Leur légitimation par le déclin démographique des pays développés, la disparition de l’inflation, du fait de la révolution numérique, ou le risque d’une stagnation séculaire s’inscrivent dans la longue cohorte des illusions intellectuelles qui ont précédé les krachs de 1929, 2001 ou 2008. En réalité, les taux d’intérêt négatifs se résument à la poursuite de l’économie de bulles et à la distribution d’un pouvoir d’achat fictif par des moyens de plus en plus risqués.
L’inversion de la courbe des taux qui les accompagne constitue l’indicateur infaillible d’une prochaine récession. La pénalisation de l’épargne contribue à la déstabilisation des classes moyennes des pays développés et nourrit le populisme. L’allocation des ressources se trouve faussée, et les banques sont confrontées au défi d’une rémunération négative des prêts qui s’ajoute au carcan réglementaire et fiscal qui leur a été imposé depuis 2008, sans que le financement des entreprises et des PME s’en trouve amélioré.
Surtout, les taux d’intérêt négatifs constituent une machine à créer de nouvelles bulles spéculatives, de l’immobilier à l’art contemporain en passant par les actions et les obligations à haut rendement pour les entreprises, avec des effets de levier et des opérations de titrisation identiques aux subprimes, et plus encore par les dettes publiques. Les taux d’intérêt négatifs suppriment en effet toute incitation au désendettement des États les plus fragiles, à l’image de la France, qui s’apprête à économiser 4 milliards d’euros sur la charge de sa dette en 2020 lors que celle-ci approchera 100 % du PIB – un niveau insoutenable en cas de remontée des taux qui contraste avec le rééquilibrage de l’Allemagne (60 % du PIB) et de la zone euro (87 % du PIB).
Les taux d’intérêt négatifs ne sont rien d’autre qu’un nouvel expédient pour refuser ou différer les réformes fondamentales qu’appellent la révolution numérique et la transition écologique. La monnaie demeure le plus puissant des instruments de la politique économique. Il est donc essentiel d’éviter les erreurs des années 1930 avec la déflation, comme celle de la fin des années 1960 avec les pseudo-nouvelles théories monétaires : en prétendant financer la garantie de l’emploi ou la relance des investissements par une création monétaire illimitée, elles ne peuvent aboutir qu’à l’hyperinflation et à l’effondrement de la monnaie. Le véritable antidote aux risques de krach et de récession comme à la poussée des populismes ne réside pas dans les taux d’intérêt négatifs, mais dans un nouveau pacte économique et social fondé sur une croissance durable et inclusive, sur le renforcement de la zone euro par l’union bancaire et celle des marchés de capitaux, sur la préservation de la coopération internationale pour gérer les crises du capitalisme universel.
(Chronique parue dans Le Point du 04 juillet 2019)