Certains États réussissent à renforcer leur souveraineté en investissant dans la technologie, et par le biais d’un mercantilisme juridique et fiscal.
Le capitalisme connaît une nouvelle révolution dominée par l’ère des données, la montée en puissance des actifs immatériels, le contrôle de l’économie digitale par les oligopoles américains et chinois. Les États sont à la fois mis en concurrence et contournés par le cybermonde, qui annihile leur pouvoir de réguler et de lever l’impôt.
Mais certains réussissent à renforcer leur souveraineté en investissant massivement dans la technologie, et en mettant en œuvre un mercantilisme juridique et fiscal. C’est le cas de la Chine qui, loin de converger vers la démocratie, récuse l’État de droit et ferme son marché pour développer des champions nationaux au service de la conquête du leadership mondial. C’est le cas de la Russie qui tente de construire un Internet souverain sous le contrôle de l’État-FSB.
C’est aussi le cas des États-Unis. Les normes professionnelles sont le premier instrument de ce nouveau mercantilisme américain ; normes qu’ils n’appliquent pas toujours à leurs propres sociétés. Ces normes interviennent surtout dans trois domaines : la comptabilité, la finance et la régulation d’Internet.
Depuis les années 1990, les États-Unis ont multiplié les lois extraterritoriales qui imposent aux entreprises du monde entier leurs principes de gouvernance, leurs normes, la compétence de leurs autorités judiciaires et leurs procédures, en contournant les conventions internationales d’entraide. Ils ont ainsi renfloué le Trésor en multipliant les procédures et les amendes contre les banques internationales opérant sur leur territoire : les condamnations depuis 2009 se sont élevées à plus de 320 milliards de dollars, dont 40 % ont été supportées par les seules banques européennes. De même, les sanctions internationales contre certains États (Chine, Russie, Iran, Venezuela, Cuba…) sont conçues pour avoir une compétence universelle et s’appliquer aux entreprises étrangères. Ultime exemple, le Cloud Act, voté en mai 2018, autorise les autorités judiciaires américaines à accéder à toutes les données non personnelles des entreprises qui hébergent des données sur des serveurs américains.
La lutte contre la corruption – au demeurant parfaitement légitime – a quant à elle débouché sur l’émergence d’un droit de la conformité qui ne repose pas sur le respect de la légalité mais sur la mise en place de procédures pour prévenir les infractions. Les entreprises européennes ont supporté 60 % des amendes ordonnées par les autorités américaines. Plus grave, les enquêtes ont été instrumentalisées pour déstabiliser des entreprises européennes au profit de leurs concurrents, comme l’ont montré les crises d’Alstom, Airbus, Lafarge ou Daimler.
Enfin la fiscalité devient aujourd’hui la nouvelle frontière de cette guerre réglementaire. Les États-Unis ont réussi un coup de maître diplomatique en transformant les négociations engagées au sein de l’OCDE sur la taxation des Gafa en refondation de la fiscalité pour toutes les sociétés. Celle-ci ne serait plus seulement structurée autour des profits mais aussi de la valeur créée par les actifs immatériels et la distribution. Avec pour conséquence un déplacement massif des recettes fiscales au profit des États-Unis d’abord, des pays émergents ensuite, tandis que l’Europe serait la grande perdante ! Les pertes seraient maximales pour la France qui ne compte que 66 millions de consommateurs et dont les grandes entreprises, qui acquittent 24 des 63 milliards perçus au titre de l’impôt sur les sociétés, réalisent 61 % de leur chiffre d’affaires à l’étranger. L’étude des 500 plus grandes entreprises mondiales montre que le chiffre d’affaires des entreprises françaises aux États-Unis et en Chine s’élève à plus de 400 milliards contre une cinquantaine de milliards pour leurs homologues américaines et chinoises en France.
Notre priorité doit être de garantir la confidentialité des avis juridiques, de soutenir les entreprises ciblées et de moderniser la loi de blocage de 1968 dont le défaut est de sanctionner les entreprises soumises au chantage plutôt que de les assister. L’Europe doit de son côté indemniser ses entreprises injustement sanctionnées, créer une structure comparable à l’Ofac américain, instituer une obligation de stockage en Europe et une protection des données des personnes morales.
La maxime de Charles Péguy selon laquelle « le droit ne fait pas la paix, il fait la guerre » n’a jamais été plus exacte qu’à l’heure du capitalisme universel. L’Europe, pour se croire au-delà de l’histoire, et la France, pour ne se fier qu’à l’État et mépriser le droit, sont en train de compromettre leur développement et d’aliéner définitivement leur souveraineté.
(Chronique parue dans Le Figaro du 1er juillet 2019)