Ce qu’on peut attendre et ce qu’il faut comprendre du projet Libra de cryptomonnaie lancé par le réseau mondial…
Le 18 juin, Facebook a présenté son projet de monnaie virtuelle, Libra, à l’Hôtel des monnaies de San Francisco, qui fut un haut lieu de la ruée vers l’or au XIXe siècle. Cette nouvelle devise devrait être disponible au cours du premier semestre de 2020.
L’objectif affiché par Mark Zuckerberg paraît simple : « Rendre aussi facile d’envoyer à quelqu’un de l’argent que de lui adresser une photo. » Mais son ambition véritable est autrement plus vaste : elle vise à créer une monnaie privée mondiale. La première étape, qui repose sur le développement des paiements et transferts entre utilisateurs, entend concurrencer le modèle chinois créé avec succès par WeChat et Alipay. Elle mobilisera le réseau des 2,7 milliards d’utilisateurs des multiples messageries opérées par Facebook, tout en proposant l’accès à un portefeuille numérique à 1,7 milliard d’adultes exclus du système bancaire traditionnel.
Le projet Libra a été méthodiquement conçu pour sécuriser les consommateurs, tout en laissant à Facebook les mains libres pour collecter et exploiter leurs données par la publicité, qui génère 95 % de son chiffre d’affaires. L’architecture de la cryptomonnaie repose sur le recours à une blockchain. Mais au lieu d’être décentralisée et ouverte comme le système du bitcoin, elle sera gérée par une fondation suisse à but non lucratif où sont regroupés les 28 partenaires fondateurs, parmi lesquels figurent Uber, Lyft, Spotify, eBay, PayPal, Visa ou MasterCard, ainsi que des ONG comme Mercy Corps et Women’s World Banking. La fondation aura aussi la responsabilité de garantir la stabilité de la nouvelle devise grâce à des réserves constituées d’un panier d’actifs sûrs et liquides – au premier rang desquels le dollar. Le Libra est en réalité un cryptodollar, car son cours et sa réassurance dépendront largement de la devise américaine.
La gestion opérationnelle des portefeuilles numériques sera effectuée par Calibra, société californienne, filiale à 100 % de Facebook, qui pilotera les interactions avec les messageries. L’avantage du système réside dans la vitesse instantanée des transactions et dans la taille du réseau. Mais son inconvénient majeur est de rendre fictive la prétendue séparation des données personnelles et financières. Avec Libra, Facebook accède à une nouvelle catégorie de données stratégiques concernant les dépenses et les paiements de ses utilisateurs, réinventant son modèle économique, qui commençait à s’épuiser et à susciter des critiques croissantes.
Avec ce projet, Facebook prend un coup d’avance vis-à-vis des autres Gafa en attaquant de front les fortes marges du secteur financier. Mark Zuckerberg tire ainsi toutes les conséquences du fait que, si l’activité bancaire et l’assurance sont des services de première nécessité, les banquiers et les assureurs ne sont pas forcément indispensables. Dans le même temps, il casse le monopole des États sur la fonction régalienne par excellence que sont l’émission et le contrôle de la monnaie.
Le projet Libra présente néanmoins des risques majeurs en termes de concurrence, de liberté et de souveraineté. Il conforte la toute-puissance de Facebook en détournant l’attention des scandales à répétition nés du détournement des données de 87 millions d’utilisateurs par Cambridge Analytica ou des fuites massives de données et de mots de passe. Il renouvelle et élargit le pacte faustien de l’aliénation gratuite des données individuelles en échange de l’accès à la messagerie. Il pérennise enfin l’alliance tacite avec le Trésor et les agences de renseignement des États-Unis, qui garantit une large immunité à Facebook, a fortiori dans le contexte de la guerre technologique totale que Donald Trump a lancée contre la Chine.
Le projet Libra inaugure ainsi une nouvelle collaboration entre l’État américain et les Gafa qui forme le pendant du système de crédit social piloté par le capitalisme total chinois. Il souligne aussi la vulnérabilité de l’Europe, qui a perdu une part essentielle de sa souveraineté avec son éviction de l’industrie numérique.
(Chronique parue dans Le Point du 27 juin 2019)