Le massacre de Tiananmen ne fut pas un accident de l’Histoire. Il éclaire le monde d’aujourd’hui.
Trente ans après, l’année 1989 reste associée à la chute du mur de Berlin, qui lança la désintégration de l’empire soviétique et mit fin au cycle des grandes guerres conduites au nom des idéologies. À l’inverse, l’écrasement du mouvement pacifique de la jeunesse chinoise en faveur de la démocratie à Tiananmen, cinq mois auparavant, reste largement occulté. La féroce répression du printemps de Pékin demeure considérée comme un événement périphérique, une parenthèse violente dans la modernisation de la Chine. Or il n’en est rien. À Berlin s’est clos le XXe siècle. À Pékin s’est ouvert un chapitre majeur de l’histoire du XXIe siècle.
Les illusions nées de l’effondrement du soviétisme sont aujourd’hui largement admises. La célébration irresponsable d’une victoire définitive de la liberté et la ruée vers les pseudodividendes de la paix ont nourri la démesure de l’hyperpuissance américaine et le rêve européen d’une sortie de l’Histoire autour de l’État de droit cher à Locke et de la paix perpétuelle imaginée par Kant. Elles ont armé, avec l’économie de bulles, le pire krach du capitalisme depuis 1929, laissé le champ libre au renouveau des passions nationales et religieuses, semé les germes de l’onde de choc populiste qui ravage les démocraties depuis 2016.
Mais la double erreur de jugement commise face à l’annihilation de toute réforme politique en Chine n’a pas été de moindre portée. Elle explique aussi la crise aiguë et le recul de la démocratie qui caractérisent le début du XXIe siècle. La première erreur fut de considérer le massacre de Tiananmen comme un accident et non comme la pierre angulaire d’un modèle original combinant développement économique à marche forcée et stabilité politique, d’une part, hypernationalisme et négation de la liberté, d’autre part. D’où le pari perdu d’avance de l’intégration de la Chine dans l’Organisation mondiale du commerce, qui a formidablement soutenu son décollage. D’où le refus d’admettre que le décollage de la Chine bouleversait les équilibres mondiaux. D’où le déni face à la montée en puissance d’un nouveau régime politique, la démocrature, qui se pose en alternative à la démocratie et la désigne comme son ennemie.
Loin d’évoluer vers la démocratie, la Chine de Xi Jinping durcit son autocratie et revendique la conquête du leadership mondial à l’horizon de 2049. Lors du XIXe congrès du Parti communiste, en octobre 2017, elle a restauré la présidence à vie et le culte de la personnalité ; renforcé le contrôle du Parti sur les entreprises et la société, en mettant en place la surveillance numérique de la population et le système du crédit social. Elle se pose désormais en rivale des États-Unis tant sur le plan technologique, avec le programme Made in China 2025, que sur le plan stratégique, avec la construction d’une grande muraille maritime, l’investissement dans une marine de haute mer et dans l’espace, les missiles et les avions hypersoniques pour s’assurer la maîtrise du Pacifique. Elle profite du repli des États-Unis pour exporter auprès des hommes forts d’Asie, d’Afrique, d’Amérique latine et jusqu’en Europe son modèle de gouvernement autoritaire et de capitalisme d’État grâce aux nouvelles routes de la Soie.
La seconde erreur découle de l’attention exclusive portée à l’Occident et de la sous-estimation du poids de l’Asie dans les bouleversements du monde, alors qu’elle concentre plus de la moitié de la population de la planète, assure près de 40 % de la production mondiale, génère une part décisive de l’innovation, invente les organisations et les modes de vie du futur dans ses immenses métropoles.
Dans ce choc des civilisations, l’Occident a non seulement perdu le monopole de l’Histoire et du capitalisme, mais il se trouve aussi sur la défensive. Les États-Unis, sous l’impulsion de Trump, ont abandonné leur leadership bienveillant pour l’exercice brutal d’une hégémonie au service des seuls intérêts américains. L’unité et la solidarité de l’Occident se défont avec ses institutions et ses valeurs. Les fractures se creusent entre les États-Unis et leurs alliés, tandis que l’Union européenne menace de se désintégrer, entre Brexit, division autour de l’euro ou des migrants, affrontement entre démocraties libérale et illibérale. Les États-Unis démantèlent le réseau d’alliances et de traités qui assurait la cohésion des intérêts vitaux des démocraties. Pis, ni les États-Unis ni l’Europe n’assument plus le primat de la liberté ou l’universalité des droits de l’homme, qui fondèrent la grandeur politique mais aussi morale de l’Occident.
George Orwell rappelait que « celui qui contrôle le passé contrôle le futur »et que « celui qui contrôle le présent contrôle le passé ». Face aux démocratures du XXIe siècle comme aux totalitarismes du XXe siècle, l’arme la plus puissante reste la vérité, a fortiori à l’heure des infox. Le talon d’chille de la Chine dans sa course au leadership demeure sa fermeture idéologique. Pour les démocraties, le défi consiste à renouer avec la raison critique pour endiguer la vague populiste et à tirer les leçons du XXe siècle. À l’âge de l’Histoire universelle, la défense de la démocratie ne peut plus rester le monopole de l’Occident : elle exige une alliance avec les nations libres d’Asie, d’Amérique latine et d’Afrique.
(Chronique parue dans Le Point du 13 juin 2019)