Les États-Unis ont longtemps assuré l’impunité aux Gafa. Mais les scandales à répétition ont prouvé la réalité des risques pour les États.
En trente ans, l’industrie numérique a mis en œuvre la plus vaste et la plus rapide révolution technologique de l’histoire, connectant 4,5 des 7,6 milliards d’hommes qui peuplent la planète. Mais elle a engendré deux monstres qui menacent le capitalisme et la démocratie : les monopoles des Gafa aux États-Unis ; les bras armés digitaux du total-capitalisme chinois – Baidu, Alibaba, Tencent, Huawei ou Didi -, qui alimentent un Big Brother digital fondé sur la reconnaissance faciale et le système du crédit social. Ces deux blocs technologiques sont au cœur de la guerre froide qui oppose désormais les États-Unis et la Chine.
Du côté américain, sous couvert de liberté et de neutralité du Web, les Gafa se sont érigés en une hyperpuissance technologique hors de tout contrôle, que ce soit celui de l’État, du droit ou des citoyens. Ils fonctionnent comme une alliance de monopoles qui, par leur taille et leur avance technologique, concentrent un formidable pouvoir de marché en quadrillant l’économie numérique : Google et Apple équipent 99 % des téléphones portables ; Google accapare 90 % du marché des moteurs de recherche ; Amazon opère la moitié des ventes en ligne aux États-Unis ; Google et Facebook se partagent les deux tiers de la publicité en ligne ; Facebook collecte et exploite en toute opacité les données de 2,4 milliards d’individus.
Les Gafa disposent d’une force de frappe financière phénoménale avec près de 3 000 milliards de dollars de capitalisation. Ils représentent un pouvoir politique par leur connaissance intime de chaque individu, qui leur permet d’influencer les opinions et les élections, comme par leurs investissements croissants dans les politiques publiques. Mark Zuckerberg projette de concurrencer les États en lançant une cryptomonnaie, le Facebook Coin, tandis qu’Apple, Google et Amazon entrent dans le domaine de la santé via la gestion des données médicales, offrant d’améliorer les soins, la prévention ou les essais cliniques au prix d’une mainmise dangereuse sur les données de santé.
La Chine, de son côté, a d’emblée instauré un contrôle d’Internet – assuré par une police qui compte 2 millions d’agents. Elle a fermé ses frontières aux Gafa et soutenu la constitution de champions nationaux, adossés à son immense marché de 1,3 milliard de personnes qui constituent une mine inépuisable de données. Son objectif reste le leadership de l’économie digitale et de l’intelligence artificielle, les monopoles technologiques verrouillant le monopole politique du Parti communiste.
Les États-Unis ont longtemps assuré l’impunité aux Gafa, en raison de leur contribution à la relance de l’économie américaine et de leurs liens étroits avec les agences de renseignement. Mais les scandales à répétition ont dissipé l’illusion d’une autorégulation de l’économie numérique et prouvé la réalité des risques pour le marché comme pour les libertés. Le positionnement des Gafa hors du droit et de la fiscalité est devenu intenable. Il est contesté par les utilisateurs, qui demandent des comptes sur le pacte faustien qui les voit aliéner leurs données en échange d’une illusoire gratuité des services, par les collaborateurs des plateformes, par les États qui ne peuvent plus rester indifférents à l’évasion fiscale, au pillage des données, à la désinformation, à la mobilisation des réseaux sociaux par les djihadistes et les démocratures.
Un tournant décisif est intervenu à partir de 2016. L’Union européenne, dont le grand marché est vital pour les Gafa – exclus de Chine et d’Inde -, a institué le premier régime de protection des données personnelles en mai 2018 et lourdement sanctionné les Gafa pour la violation des règles de concurrence et les pratiques d’évasion fiscale – Google cumulant 8,3 milliards d’euros d’amendes. Les États-Unis lui emboîtent le pas. Un accord inédit est intervenu entre le département de la Justice et l’autorité de la concurrence confiant au premier le soin d’enquêter sur Apple et Google, à la seconde la supervision de Facebook et Amazon. Surtout, la classe politique s’est retournée, passant du soutien inconditionnel de Barack Obama à la défiance, tant de Donald Trump dénonçant le biais idéologique de l’industrie numérique qui lui serait défavorable que des démocrates, ulcérés par la déstabilisation de Hillary Clinton en 2016.
La dérive des Gafa rappelle que la constitution de monopoles non régulés représente un danger majeur pour l’économie et la société, comme les États-Unis l’ont acté avec le Sherman Act dès 1890. Dans le même temps, face au défi du total-capitalisme chinois, le rétablissement de la concurrence dans l’industrie numérique ne doit pas être mis au service d’une réglementation paralysante mais bien de la recherche et de l’innovation.
(Chronique parue dans Le Figaro du 10 juin 2019)