Le leadership américain est à rude épreuve avec l’ascension de Pékin. Il est urgent de contenir les tensions de part et d’autre, qui virent à l’escalade.
Le conflit commercial entre les États-Unis et la Chine ne cesse de s’étendre pour dévoiler sa véritable nature : une seconde guerre froide qui divise la mondialisation en deux blocs. L’escalade protectionniste se poursuit, après la courte trêve intervenue fin 2018 lors du G20 de Buenos Aires. Désormais, 250 milliards de dollars de produits chinois sont taxés à 25 % et Donald Trump a annoncé l’extension de ce tarif à l’ensemble des exportations de Pékin, bien qu’elle implique une hausse des prix et une chute du PIB de 0,7 % pour les États-Unis. L’enjeu porte sur la maîtrise technologique, les Etats-Unis ayant brutalement pris conscience du fait que la Chine les avait dépassés dans des secteurs clés comme la 5G. D’où le ciblage des programmes technologiques chinois et la mise en quarantaine de Huawei, coupé de ses fournisseurs de puces et de composants. D’où les représailles chinoises, qui ont pris la forme de la taxation de 60 milliards d’exportations américaines et d’une menace d’embargo sur les terres rares.
La confrontation devient globale. Les États-Unis se mobilisent pour bloquer les nouvelles routes de la Soie, programme phare mis en place par Xi Jinping pour prendre le contrôle des infrastructures essentielles de la mondialisation. Cette guerre se déploie avec la multiplication des incidents maritimes autour des îlots fortifiés en toute illégalité par la Chine, notamment dans les archipels des Spratleys et des Paracels ; ces fortifications, jointes à la construction d’une puissante marine de haute mer, visent à repousser les États-Unis hors d’Asie, sur la côte est du Pacifique.
Depuis 2016, les États-Unis et la Chine, sous l’impulsion de Donald Trump et de Xi Jinping, sont entrés dans une nouvelle phase de rivalité ouverte. Donald Trump a conclu à juste titre que le pari fait en 2001, lors de l’admission de Pékin à l’OMC, d’une convergence vers l’économie de marché et la démocratie était perdu. Le rétablissement d’une présidence à vie pour Xi Jinping, la mise en place d’une surveillance numérique généralisée ou l’exportation du modèle autoritaire, dirigiste et mercantiliste chinois ont réduit à néant tout espoir de libéralisation. Simultanément, Xi Jinping a rompu avec la stratégie prudente de Deng Xiaoping lors du XIXe Congrès du Parti en liant ouvertement l’entrée du sino-socialisme dans une nouvelle ère et la conquête du leadership mondial à l’horizon de 2049.
La relation sino-américaine retourne à la période de la guerre froide de 1949-1971, marquée par les tensions autour de Taïwan et l’affrontement direct lors de la guerre de Corée. Avec des différences majeures qui résultent de ce que la Chine pourrait rapidement devenir la première économie du monde, qu’elle se situe sur la frontière technologique dans l’économie numérique ou l’environnement, et qu’elle dispose aujourd’hui des moyens de projeter son modèle partout dans le monde.
Le défi lancé aux États-Unis est donc sans précédent. Il débouche sur une nouvelle partition du monde qui est moins fondée sur des alliances militaires (déstabilisées par Donald Trump) que sur les modes de gouvernance de l’Etat, la gestion du capitalisme et la place du droit. Le clivage fondamental n’est autre que l’affirmation ou la négation de la liberté politique. La Chine dispose de l’avantage de la puissance émergente et peut tabler sur la volonté de revanche du Sud sur l’Occident. Mais sa longue marche vers le leadership peut buter contre son vieillissement démographique, le surendettement, la fuite des talents et des capitaux. Il reste possible que Xi Jinping ait réédité l’erreur commise par Guillaume II en 1914 en se lançant trop tôt dans la contestation de la puissance dominante. Les États-Unis conservent en effet des atouts majeurs avec le dynamisme de leur économie, mais la stratégie nationaliste, isolationniste et protectionniste conduite par Donald Trump déstabilise les instruments d’endiguement de la Chine, à l’image du Partenariat transpacifique, et favorise le rapprochement des démocratures sous l’autorité de Pékin.
Tout oppose les États-Unis et la Chine, à l’exclusion de leur commune volonté de dominer le XXIe siècle. Leur confrontation déterminera son cours. Soit s’instaure un équilibre entre compétition et coopération, soit la tentative américaine de bloquer l’ascension chinoise et la projection agressive de puissance par la Chine débouche sur une guerre, dont les conséquences seraient plus dévastatrices encore que les conflits du XXe siècle pour ses protagonistes et pour l’humanité. Le risque d’une perte de contrôle de la situation, en raison de la montée des nationalistes et des extrémistes dans les deux pays, n’est pas moins grand qu’en 1914. Voilà pourquoi il est essentiel de tirer les leçons de la première guerre froide, qui vit la victoire des démocraties. Pour les Etats-Unis, cela implique d’éviter une confrontation armée en cantonnant la puissance chinoise, d’associer fermeté dans la gestion des crises et refus des provocations, de combiner la préservation du leadership militaire et technologique à la projection du soft power. Pour les autres démocraties, notamment pour l’Europe, cela invite à un repositionnement à égale distance du total-capitalisme chinois et du capital-populisme américain pour défendre la liberté politique, un capitalisme soutenable et le multilatéralisme, sans lequel aucune forme d’ordre mondial ne sera possible à l’âge de l’Histoire universelle.
(Chronique parue dans Le Point du 30 mai 2019)