Après le référendum du 16 avril 2017, la Turquie s’est transformée en démocrature, à l’image de la Russie.
Les élections municipales du 31 mars 2019 constituaient un test décisif pour mesurer tant la popularité de Recep Erdogan que l’avancement de son projet de transformation de la Turquie en démocrature. En dépit de son omniprésence dans la campagne et du contrôle des médias, le scrutin s’achève par une nette défaite pour l’AKP, qui a perdu la plupart des grandes villes représentant 60 % de la population et 62 % du PIB. Mais ce réveil des électeurs a été annihilé par l’invalidation de la victoire d’Ekrem Imamoglu à Istanbul, qui rassemble 20 des 82 millions de Turcs, compte pour 31 % du PIB et constitue le cœur politique et le symbole de la Turquie.
Aux dires mêmes de Recep Erdogan, « qui tient Istanbul tient la Turquie ».
C’est par Istanbul, en 1994, qu’il a débuté sa conquête de tous les pouvoirs. C’est à partir d’Istanbul qu’ont été mis en place le système de corruption généralisée et l’économie de prédation qui financent l’AKP, ses fondations et ses oligarques.
Dès lors, la perte de cette ville-monde était insupportable pour l’homme fort de la Turquie, qui a forcé l’organisation d’une nouvelle élection le 23 juin où la fraude s’annonce massive. Le masque tombe ainsi sur la fin de la démocratie et le basculement dans la démocrature de la Turquie, pays où, comme en Russie, l’opposition a encore le droit de se présenter aux élections mais ne dispose pas de celui de les gagner.
La victoire volée de l’opposition à Istanbul éclaire d’un jour cru la fuite en avant de Recep Erdogan. Ulcéré par la révolte populaire de Taksim en 2013 qui vit plus de 4 millions de Stambouliotes se dresser contre le saccage du parc de Gezi pour construire un centre commercial, échaudé par sa défaite lors des législatives de 2015, il a utilisé le putsch avorté du 15 juillet 2016 pour effectuer un coup d’État légal. Une répression féroce s’est abattue sur le pays, conduisant à plus de 50 000 incarcérations dans l’arbitraire le plus total, au limogeage de 150 000 fonctionnaires, à la fermeture ou à la prise de contrôle par l’AKP de milliers d’écoles et de plusieurs centaines d’entreprises – dont tous les médias.
Le référendum du 16 avril 2018 a instauré un régime hyperprésidentiel qui confie tous les pouvoirs – y compris législatifs – au chef de l’État, fonction qu’Erdogan, réélu au prix de fraudes avérées le 24 juin suivant, entend exercer à vie.
En même temps qu’elle renouait avec ses démons autoritaires, la Turquie s’est engagée dans la reconstitution de l’Empire ottoman, conjuguant hypernationalisme et affirmation agressive de l’islam sunnite. Elle se coupe progressivement des États-Unis et de l’Europe pour rejoindre un axe des démocratures en compagnie de la Russie, de la Chine, voire de l’Iran.
La transformation de la Turquie en démocrature ne se paie pas seulement de la suppression de la liberté politique mais aussi de l’effondrement de l’économie.
Les interventions incessantes d’un État islamisé et la prise de contrôle de l’économie par les oligarques proches du pouvoir ont ruiné la dynamique de l’émergence, qui s’était traduite par une croissance de 7 % par an au cours de la décennie 2 000. La Turquie a basculé dans la récession fin 2018 et verra au mieux l’activité progresser de 0,9 % en 2019.
Le chômage frappe 13,5 % de la population active. La démagogie de Recep Erdogan et la mise en place d’une économie de prédation s’opposent aux réformes indispensables du droit du travail, de l’éducation, de la fiscalité ou des marchés de capitaux. La Turquie ne constitue pas un risque systémique menaçant la stabilité mondiale. Mais elle reste un facteur de déstabilisation majeur pour l’Europe, qui se trouve exposée à travers ses banques, les communautés immigrées turques à la contagion du chaos qui s’étend au Moyen-Orient, qu’il s’agisse d’approvisionnement pétrolier ou de vagues migratoires. Et ce d’autant plus que l’instabilité se trouve renforcée par la montée des tensions et les possibilités de confrontation directe entre les États-Unis et l’Iran.
Depuis 2016, la Turquie d’Erdogan se trouve aspirée par une contre-révolution autocratique, nationaliste, islamiste et raciste s’agissant des Kurdes, qui entend renouer avec le califat, aboli par Mustapha Kemal en 1924. Comme la Russie, elle est frappée par la malédiction des empires qui ne parviennent pas à acclimater la liberté politique et qui, pour cette raison, demeurent politiquement et culturellement étrangers à l’Europe.
L’Union doit en tirer toutes les conséquences en mettant en place un partenariat stratégique avec Ankara, indispensable pour la stabilisation du Moyen-Orient, tout en arrêtant les négociations d’adhésion aussi interminables qu’absurdes avec une démocrature vis-à-vis de laquelle il ne peut exister de communauté de valeurs ou de destin.
(Chronique parue dans Le Figaro du 20 mai 2019)