L’Union se trouve en porte-à-faux face aux grandes mutations du XXIe siècle. Elle dispose d’une décennie pour se refonder ou disparaître.
Un peu plus de soixante ans après sa fondation, l’Union européenne traverse une crise existentielle qui peut conduire à sa désintégration. Crise économique avec l’enfermement dans une croissance molle de 1,5 % pour l’Union et 1,2 % pour la zone euro. Crise sociale avec la déstabilisation des classes moyennes qui alimente la fièvre populiste sur tout le continent. Crise institutionnelle avec le Brexit qui, depuis le sommet d’avril dernier, voit le Royaume-Uni, aussi incapable de quitter l’Europe que d’y rester, exporter son chaos vers l’Union. Crise politique, intellectuelle et morale avec la vague populiste et le modèle de démocratie illibérale dominant l’Europe orientale, qui contestent tant le principe que les valeurs de l’Union.
L’Union se trouve en porte à faux face aux grandes mutations du XXIe siècle. Son marché de 500 millions de consommateurs, ouvert et régulé par le droit de la concurrence, est devenu la variable d’ajustement de la grande confrontation entre les États-Unis et la Chine. Elle se découvre isolée et désarmée face aux ambitions des nouveaux empires qui rivalisent pour dominer le monde.
Or loin de montrer son unité et sa force face à ces défis, l’Union affiche sa faiblesse et ses divisions. Le projet d’une intégration sans cesse renforcée autour d’une gouvernance technocratique est rejeté par les citoyens qui redécouvrent l’importance des États-nations. Les membres de l’Union se déchirent autour de la gestion de l’euro, des migrants, du respect de l’État de droit et des valeurs démocratiques, de la sécurité, de la stratégie face à la Chine. Le moteur franco-allemand est en panne du fait de la divergence entre les performances économiques des deux pays.
L’Union dispose de moins d’une décennie pour se refonder ou pour disparaître. Or il ne fait pas de doute qu’elle conserve toute sa raison d’être. Les États européens ne sont pas de taille pour se mesurer aux empires du XXIe siècle et seule l’Allemagne comptera encore parmi les dix premières puissances économiques du globe en 2030. L’Europe possède en revanche la dimension idéale pour répondre aux enjeux globaux de l’ère de l’histoire universelle, qu’il s’agisse de mouvements migratoires, de changement climatique, d’énergie, de révolution numérique, de sécurité face au djihadisme et aux démocratures. Elle peut s’appuyer pour cela sur les acquis de son intégration qui sont loin d’être négligeables : le grand marché, l’euro, l’État de droit européen, l’espace de libre circulation de Schengen.
Mais l’Union ne survivra qu’au prix d’une profonde réorientation. Et ce autour de cinq axes.
- Un pacte économique et social fondé sur la croissance inclusive et la lutte contre les inégalités, ce qui implique d’investir massivement dans l’éducation et de faire évoluer la régulation du grand marché qui ne peut rester fondée sur les actuelles règles de concurrence économique et fiscale.
- L’évolution accélérée vers un modèle de développement soutenable, y compris en conditionnant le versement des fonds structurels ou l’accès au grand marché au respect de clauses sociales et environnementales.
- L’affirmation de la souveraineté commerciale, numérique, fiscale et monétaire de l’Union afin de prévenir la prédation de ses ressources et de ses actifs rares – cerveaux et talents, données, pôles d’excellence, innovations – par les États-Unis et la Chine.
- Le réinvestissement massif dans la sécurité intérieure et extérieure afin de tendre vers une autonomie stratégique, non par la création d’une introuvable armée européenne mais par un traité de défense continental.
- La préservation du principe d’un ordre mondial, ce qui passe par la mobilisation des démocraties afin de sauver le multilatéralisme des coups de boutoir de Donald Trump.
Comme après la Seconde Guerre mondiale, l’Europe est en attente d’une révolution dans son organisation et d’une refondation de ses valeurs face à une secousse historique majeure. Son intégration ne peut se poursuivre contre les nations qui la composent, ce qui souligne l’absurdité de la prétendue opposition entre progressistes et nationalistes ; elle doit se transformer autour de la fédération d’États-nations imaginée par Jacques Delors, en reconnaissant la force et la permanence de l’identité et de la diversité des peuples qui la composent. Simultanément, la culture et les valeurs propres de l’Europe, à savoir son enracinement dans la raison critique, sa conception modérée et solidaire de la liberté et son sens de l’universel, doivent être défendues. Non dans la perspective d’une improbable restauration de la domination de l’Europe sur le monde du XXIe siècle mais pour désarmer une partie des risques qui pourraient l’emporter dans des tragédies pires encore que celles qui détruisirent notre continent au XXe siècle.
(Chronique parue dans Le Figaro du 13 mai 2019)