Rattrapé par le culte des identités et le populisme, le pays vit la fin du cycle de transition ouvert par la mort de Franco en 1975.
Le 1er avril 1939, les soldats de Franco remportaient une victoire définitive sur les troupes de la République. Après avoir servi de laboratoire à la Seconde Guerre mondiale et à la lutte à mort entre la démocratie et les totalitarismes du XXe siècle, l’Espagne, convertie de force au franquisme, fut mise au ban de l’Europe jusqu’en 1975. La mort de Franco ouvrit une transition extraordinairement réussie qui vit le pays revenir à la démocratie sous l’autorité du roi Juan Carlos, réintégrer le monde occidental à travers l’Union européenne et l’Otan, enfin effectuer un fulgurant rattrapage sur le plan économique.
Les élections du 28 avril semblent s’inscrire dans la continuité, puisqu’elles devraient aboutir à la victoire du PSOE conduit par le président du gouvernement, Pedro Sanchez, qui avait appelé le 15 février à des élections anticipées après le rejet du budget par le Congrès des députés. À défaut de majorité absolue, le PSOE devrait être en position de composer une coalition pour gouverner au sein d’un Parlement éclaté. Cette stabilité apparente masque une profonde rupture. L’Espagne est en effet rattrapée par les deux pathologies qui déstabilisent les démocraties : le culte des identités et le populisme. D’un côté, l’indépendantisme catalan et les querelles mémorielles – exacerbées par le projet d’exhumation de la dépouille de Franco – menacent l’unité nationale. De l’autre, quatre-vingts ans après la conquête du pouvoir par le Caudillo, l’extrême droite est de retour avec Vox, qui entend défendre tant l’unité de l’Espagne contre les sécessionnistes catalans que les valeurs traditionnelles ; elle fait pendant au radicalisme de gauche de Podemos.
Force est de constater que les principes qui ont présidé à la transition espagnole depuis 1976 et qui faisaient l’objet d’un vaste consensus ont volé en éclats : le choix de ne pas rouvrir les plaies de la guerre civile et du franquisme pour concentrer toutes les énergies sur la modernisation ; l’association d’une monarchie constitutionnelle incarnant la nation avec une très forte décentralisation pour tenir compte des identités régionales ; le respect strict de l’État de droit ; la structuration de la vie politique autour de deux grands partis modérés ; l’adhésion inconditionnelle à l’Union européenne.
La sortie de route de la démocratie espagnole renvoie à la crise générale des démocraties, mais aussi à des facteurs propres. L’Espagne a été victime de l’une des pires bulles immobilières et financières de l’histoire du capitalisme, qui s’est cumulée avec le choc sur les dettes souveraines de la zone euro. La déflation fut d’une rare violence, marquée par une chute du PIB de près de 10 %, par l’explosion du chômage jusqu’à 27 % de la population active et par l’envolée de la dette publique de 35 à 98 % du PIB.
La stratégie de sortie de crise pilotée par Mariano Rajoy a été exemplaire. Les réformes du marché du travail, le renforcement de la compétitivité, qui a permis de rétablir l’équilibre de la balance courante – excédentaire de 1,9 % du PIB grâce au dynamisme des exportations –, la recapitalisation et la reconfiguration des banques, le rééquilibrage progressif des finances publiques – avec un déficit ramené à 2,7 % du PIB – ont permis de ranimer la croissance (2,7 %) et de réduire le chômage à 15,6 %. Mais les dommages politiques ont été sous-estimés. Le PP a été délégitimé par la cascade des affaires de corruption. La ruine des classes moyennes a déchaîné le populisme et le sécessionnisme. La crise économique et l’affaiblissement des institutions ont galvanisé les indépendantistes en Catalogne, qui représente 16 % de la population mais génère 19 % du PIB, 23 % de la production industrielle et 25 % des exportations. Tout cela a provoqué, comme en Allemagne, la renaissance de l’extrême droite, contre laquelle on croyait, à tort, l’Espagne immunisée.
Pedro Sanchez risque de gouverner un pays profondément divisé et instable. Son agenda social, qui repose sur une augmentation du salaire minimum de 22 %, la revalorisation des retraites et des salaires des fonctionnaires, la réglementation des loyers et l’extension des congés maternité et paternité, pèsera sur la compétitivité. La volonté de dialogue avec les nationalistes catalans se heurte à leur radicalisation, alors que Carles Puigdemont a pris la tête d’une liste pour les élections européennes afin de porter la question de l’indépendance au cœur de l’UE. La réouverture des questions mémorielles revient en boomerang avec l’exigence du président du Mexique que l’Espagne présente des excuses pour la conquête de l’Amérique latine. Enfin, l’Espagne est devenue le premier pays pour l’arrivée des migrants en Europe, ce qui suscite des tensions croissantes.
L’Espagne se dirige donc vers un gouvernement faible sur fond d’instabilité politique et de tensions territoriales qui menacent l’unité nationale, ce qui sera peu propice aux réformes intérieures comme à un fort engagement européen. La fin du cycle historique de la transition démocratique comporte des leçons qui méritent d’être entendues, a fortiori à la veille des élections au Portugal et en Grèce.
- La ruine des classes moyennes et l’atomisation des citoyens par la déflation restent le plus grand danger pour la démocratie.
- L’idolâtrie des identités et les conflits de mémoire enferment citoyens et dirigeants dans une dynamique régressive qui interdit de traiter les problèmes du présent.
- La falsification de l’Histoire, de l’enseignement et de l’information est une arme redoutable entre les mains des démagogues, qui met en péril la liberté.
- La réponse aux krachs majeurs du capitalisme ne doit pas être seulement économique mais surtout politique, afin de préserver l’unité du corps social et national : secourir les banques, c’est bien ; sauvegarder la dignité des citoyens et l’unité des nations, c’est vital !
(Chronique parue dans Le Point du 18 avril 2019)