La stabilisation de la classe moyenne est un enjeu vital pour la survie de la démocratie et sa résistance face au populisme.
Alexis de Tocqueville a établi que la démocratie était indissociable de l’émergence d’une vaste classe moyenne, portée par la dynamique de l’égalité. Elle s’est constituée au XIXe siècle autour de l’extension de la propriété puis, au XXe siècle, autour du salariat et de l’État-providence. La classe moyenne joue un rôle fondamental dans la croissance économique par son poids dans la consommation comme par ses investissements dans l’éducation, la santé et le logement. Elle donne surtout leur assise sociologique et politique aux démocraties, en les adossant à une majorité de citoyens attachés à la liberté et à l’État de droit.
L’onde de choc populiste qui ravage les démocraties depuis 2016 s’enracine dans la crise des classes moyennes au sein des pays développés. La classe moyenne, définie par la partie des ménages qui gagne entre 75 et 200 % du revenu médian, a régressé de 64 à 61 % de la population depuis l’enclenchement de la mondialisation, dans les années 1980. Simultanément, ses emplois sont de plus en plus instables et ses perspectives professionnelles incertaines. Son revenu global ne représente plus que trois fois celui des ménages les plus riches contre quatre fois il y a trente ans. Son pouvoir d’achat est amputé par la hausse des coûts du logement, des dépenses contraintes et de la fiscalité, à tel point qu’un ménage sur cinq dépense plus qu’il ne gagne, ce qui le condamne au surendettement.
La grande peur qui s’est emparée des classes moyennes des pays développés est donc fondée. La spirale de leur déclassement relève des faits et non du mythe. Ses causes sont multiples. La mondialisation a favorisé l’apparition de nouvelles classes moyennes au sud et les hauts revenus au nord, au prix d’une instabilité croissante des classes moyennes et d’une explosion des inégalités dans les pays développés. La révolution numérique polarise emplois, revenus, entreprises et territoires, avec des accès de plus en plus difficiles et sélectifs à des services d’éducation et de santé de qualité. Les entreprises plateformes remettent en question le salariat et les États-providence. Le krach de 2008 a formidablement amplifié l’ébranlement des classes moyennes, en fragilisant l’emploi, en provoquant une envolée des impôts, en jetant le discrédit sur les élites, les dirigeants et les institutions politiques. En bref, le sauvetage des banques a été payé de la perte des classes moyennes.
À cette dynamique économique et sociale s’ajoutent des facteurs politiques et stratégiques. L’implosion des classes moyennes dans les démocraties renvoie à un grand désarroi identitaire face à une société de plus en plus individualiste et multiculturelle, désarroi renforcé par la poussée de l’islam et une immigration non régulée. Les réseaux sociaux minent la cohésion et la solidarité nationale en enfermant les individus dans des communautés fermées qui encouragent les guerres culturelles comme les projets de sécession, du Brexit à la Catalogne en passant par les suprémacistes blancs.
La stabilisation de la classe moyenne constitue désormais un enjeu vital pour la survie de la démocratie et sa résistance face au populisme comme aux démocratures. Elle passe obligatoirement par la croissance pour générer des revenus stables, ce qui suppose la prévention vigilante de la déflation, l’incitation au travail – décisif dans une économie de la connaissance – et la stimulation de l’innovation.
L’exigence de justice sociale invite aussi à refondre les prélèvements et les transferts sociaux afin de diminuer la pression fiscale et de rétablir l’équité des prestations entre les revenus et les générations, tout en assurant la soutenabilité des finances publiques. Ceci est crucial en France où les classes moyennes ont été soumises à des hausses massives d’impôts et où leurs cotisations sociales ont été déplafonnées au moment où elles se trouvaient de plus en plus exclues des prestations, notamment des allocations familiales. Mais la première des priorités demeure l’accès à une éducation initiale et continue ainsi qu’à des soins de qualité pour un prix raisonnable.
Ce pacte économique et social, qui implique un nouvel équilibre entre l’entreprise et l’État, le marché et la solidarité, doit être accompagné d’une réactualisation du contrat politique. Il faut refaire une communauté de citoyens à travers la participation aux décisions, la souveraineté et la sécurité, qui constitue le meilleur antidote à l’anxiété et à l’incertitude. Plus encore que de pouvoir d’achat, les classes moyennes des pays développés sont en attente de dignité et de reprise en main de leur destin. La meilleure arme contre la société de la peur consiste, aux antipodes des modes de gouvernement autoritaires, technocratiques et centralisés, à faire redescendre la politique et l’économie vers les citoyens.
(Chronique parue dans Le Figaro du 15 avril 2019)