Le pays reste la troisième économie du monde et semble un havre de stabilité. En réalité, il est confronté à des ruptures fondamentales.
Cent cinquante et un ans après le début de l’ère Meiji qui marqua son ouverture, le Japon s’apprête à entrer le 1er mai dans l’ère Reiwa avec l’accession au trône du prince Naruhito à la suite de l’abdication inédite de son père, Akihito, qui régnait depuis 1989. Le nouvel empereur du Japon sera ainsi le 126e descendant des Yamato, perpétuant la plus ancienne dynastie du monde.
Le terme de Reiwa renvoie à la fois à la paix, à l’ordre et à l’harmonie. Autant de notions qui semblent très éloignées de la situation du monde du XXIe siècle et qui ne seront pas de trop pour relever les formidables défis qui se présentent devant le Japon. Le pays reste la troisième économie du monde et semble un havre de stabilité. En réalité, il est confronté à des ruptures fondamentales.
Sur le plan démographique, la population chutera de 126 millions d’habitants à 90 millions en 2060 et 60 millions en 2100, ce qui se traduit déjà par un vieillissement accéléré et par une pénurie de main-d’œuvre avec 164 offres d’emploi pour 100 demandes. Sur le plan économique, les pressions déflationnistes persistent avec une croissance très faible (0,8 % en 2019) tandis que les exportations sont touchées par le ralentissement des échanges provoqué par la guerre commerciale entre les États-Unis et la Chine. Sur le plan des entreprises, la gouvernance reste lacunaire et la culture entrepreneuriale peu répandue. Sur le plan financier, la dette publique culmine à 250 % du PIB au moment où la capacité d’épargne et la position de créancier du monde disparaissent. Sur le plan politique, le quasi-monopole du PLD favorise la corruption et l’immobilisme de la classe politique.
Le Japon n’a donc d’autre choix que de se réinventer, comme l’avait déjà souligné la catastrophe de Fukushima en 2011. La mobilisation des femmes, dont 70 % travaillent désormais, et des seniors, qui restent en activité jusqu’à 70 ans et plus, ne suffit pas. L’ouverture aux travailleurs immigrés, qui ne représentent aujourd’hui que 2 % de la population active, est indispensable, comme en prend acte le projet de loi qui prévoit l’accueil de 350 000 étrangers dans 14 secteurs prioritaires qui vont du bâtiment à la santé en passant par la restauration. Les exportations ont vocation à être en partie réorientées vers le marché intérieur, ce qui n’a rien d’évident compte tenu de la diminution et du vieillissement de la population. L’industrie doit basculer dans l’ère des données et l’innovation être stimulée pour renouer avec l’excellence technologique des années 1980 et améliorer la productivité. Le haut niveau de sécurité intérieure est à concilier avec le respect de l’État de droit et la protection des libertés individuelles qui demeurent lacunaires, notamment pour le droit à un procès équitable.
Simultanément, le Japon ne peut échapper à un repositionnement dans la nouvelle configuration du XXIe siècle en prenant son autonomie face aux États-Unis tout en cherchant des alliés pour résister à la volonté hégémonique de la Chine. Le Japon a ainsi répondu au tournant protectionniste américain en reprenant à son compte le Pacte transpacifique et en concluant avec l’Europe, le 1er février dernier, un accord qui crée un marché de 635 millions d’habitants comptant pour 30 % du PIB mondial.
L’ère Reiwa est donc appelée à devenir un nouveau Meiji, placée sous le signe de l’adaptation à l’âge de l’histoire universelle, de l’économie numérique et de la transition écologique. Le Japon représente à la fois un laboratoire pour les pays développés face au vieillissement et un pays clé dans la lutte engagée entre démocratie et démocrature. Il dispose de formidables atouts pour réaliser sa transformation, dont sa situation au cœur de l’Asie-Pacifique comme sa cohésion sociale et nationale. Mais il lui faut éviter de rééditer les erreurs du passé, en basculant dans le nationalisme et le militarisme – ce à quoi pourrait l’inviter le retour des hommes forts et de l’étatisme en réaction à la crise des démocraties.
Là réside toute l’ambiguïté de Shinzo Abe, au pouvoir depuis 2012 et assuré de le conserver jusqu’en 2021. Les réformes structurelles qui constituaient la troisième flèche des Abenomics aux côtés de l’expansion monétaire et de la relance budgétaire sont largement au point mort, occultées par le conservatisme social et par la rhétorique nationaliste. Le révisionnisme historique interdit de solder les contentieux du passé, en particulier avec la Corée du Sud. L’avenir du Japon au XXIe siècle passe par le règlement des contentieux issus du XXe siècle. C’est par l’ouverture, par la réforme, par l’approfondissement de l’État de droit et l’ancrage dans la démocratie que le Japon peut trouver une voie conforme aux valeurs de l’ère Reiwa, entre les ambitions hégémoniques de la Chine et l’embardée nationaliste, isolationniste et protectionniste des États-Unis.
(Chronique parue dans Le Figaro du 08 avril 2019)