Les États-Unis et l’Europe ne doivent pas rééditer les erreurs qui ont permis la constitution de l’État islamique et la renaissance d’al-Qaida.
Pascal rappelait que « la guerre civile est le plus grand des maux ». Et les pires des guerres civiles sont les guerres de religion. Huit ans après le début du conflit en Syrie, cinq ans après l’avènement de l’État islamique avec la conquête de Mossoul, la reprise de Baghouz par les Forces démocratiques syriennes kurdes, le 23 mars dernier, acte la mort du projet de califat sans mettre fin ni à la guerre de Syrie, ni à l’État islamique.
À son apogée, en 2015, l’État islamique contrôlait un territoire s’étendant d’Alep à Bagdad, imposant sa loi à 12 millions de personnes et contrôlant la moitié des ressources de pétrole, de phosphate ou d’hydroélectricité d’Irak ainsi que 40 % de la production de blé. La chute de l’ultime réduit de Baghouz, après la reconquête de Mossoul et Raqqa, marque la défaite militaire de l’armée des djihadistes en même temps que l’échec de la tentative de construire un État fondé sur l’islam radical sur les ruines des pays du Moyen-Orient.
Mais le califat n’emporte pas l’État islamique dans sa tombe. Sur le plan militaire, il reste 15 à 20 000 djihadistes qui se sont fondus dans la population en Irak et en Syrie, en plus des cellules dormantes. Par ailleurs, un tiers seulement des 40 000 combattants étrangers sont morts, ce qui laisse environ 25 000 terroristes aguerris qui se replient soit sur d’autres théâtres d’opérations, soit dans leur pays d’origine. Sur le plan politique, l’organisation dispose encore sans doute de son leader, Abou Bakr al-Baghdadi, qui semble avoir survécu et peut s’appuyer sur les familles des djihadistes, internées dans des camps mais toujours fanatisées. Elle a conservé un trésor de guerre d’environ 300 millions de dollars. Sur le plan idéologique, le djihadisme n’a rien perdu de sa force d’entraînement et de sa capacité à exporter la haine et la violence – illimitée dès lors qu’elle est présumée sainte.
L’État islamique montre une grande résilience. Il se restructure autour de trois modes d’action violente : les attentats suicides au Moyen-Orient ; la guérilla au Yémen, en Égypte, en Afghanistan, aux Philippines et en Afrique où les groupes terroristes progressent depuis la Corne de l’Afrique vers le sud et depuis la Libye et le Sahel vers l’ouest, en direction du Nigeria mais aussi de la Côte d’Ivoire, du Ghana, du Togo et du Bénin ; enfin, le terrorisme de proximité dans les pays développés. Cette terreur du quotidien, qui cherche à mobiliser les minorités musulmanes et les migrants, est omniprésente en Europe, qui compte 50 000 individus radicalisés et se trouve confrontée au retour des djihadistes du Levant et de leurs familles comme aux grandes migrations depuis les zones de chaos, hier la Syrie et la Libye, demain peut-être l’Algérie.
La résistance de l’État islamique n’est pas surprenante dès lors que les causes profondes qui ont présidé à son émergence perdurent : l’incapacité du monde arabo-musulman à décoller économiquement et à acclimater la liberté politique ; la faiblesse des États et la multiplication des zones grises placées en dehors de toute autorité publique au Moyen-Orient, en Asie ou en Afrique ; la lutte à mort entre sunnites et chiites ; la guerre sans fin de Syrie sur fond d’effondrement des trois quarts de son PIB (revenu de 60 à 15 milliards de dollars), d’une reconstruction impossible en raison de son coût (200 à 400 milliards de dollars) et des sanctions qui visent le régime de Damas et ses dirigeants ; la rivalité des puissances mondiales et régionales : États-Unis, Chine, Russie, Iran et Turquie.
Les États-Unis comme l’Europe ne doivent donc pas rééditer les erreurs commises depuis 2000, qui ont permis tant la constitution de l’État islamique que la renaissance d’al-Qaida. Le moment n’est pas à célébrer une improbable victoire mais à poursuivre l’effort en déployant sur le long terme une stratégie globale et coordonnée qui intègre le recours à la force armée, le développement, l’éducation, la stabilisation politique du Moyen-Orient et de l’Afrique.
Au Moyen-Orient, la coalition doit maintenir des capacités de renseignement, de soutien aux forces alliées et de frappes aériennes en Irak et en Syrie. Il faut accélérer la reconstruction, qui a pour condition un gouvernement plus ouvert aux minorités et moins corrompu à Bagdad, une transition politique à Damas. La même politique associant soutien aux États et aux armées locales, aide au développement, prise en compte des minorités ethniques et religieuses a vocation à être appliquée en Afrique et en Asie.
Pour les démocraties, le défi est immense. L’Europe et la France, qui reste le troisième pays le plus touché par le nombre des victimes en dehors des zones de guerre, sont tout particulièrement concernées. La lutte contre le djihadisme s’affirme comme le laboratoire de la volonté de l’Occident de défendre la liberté politique au XXIe siècle.
(Chronique parue dans Le Figaro du 1er avril 2019)