Ce n’est pas l’Europe qui défait les nations mais la crise des nations qui menace l’Europe.
Trois ans après le référendum qui lança l’onde de choc populiste qui ravage les démocraties, le Brexit est sorti de tout contrôle, contraignant Theresa May à accepter un report sous condition de sa date de mise en œuvre au 22 avril. Il donne raison à Péguy qui soulignait que « le triomphe des démagogues est passager mais leurs ruines sont éternelles ».
Le projet d’accord avec l’Union défendu par Theresa May a été rejeté le 15 janvier puis le 12 mars à des majorités écrasantes et le speaker de la Chambre, John Bercow, a exclu un troisième examen du texte au nom d’une règle remontant à 1604. Simultanément, la Chambre a également refusé une sortie sans accord le 13 mars. Le Royaume-Uni ne peut donc ni sortir de l’Union ni y rester ; May a perdu sa majorité sans qu’il en existe une pour la remplacer ; la première ministre a perdu toute autorité mais le Parlement, loin de voir sa souveraineté restaurée, se déconsidère chaque jour un peu plus.
La seule solution se situe à Bruxelles avec le report de la date de sortie initialement prévue le 29 mars. Mais là encore l’imbroglio est total. Le gouvernement britannique veut un report pour renégocier un accord ; les 27 conditionnent le report du Brexit au 22 avril au vote de l’accord conclu avec le gouvernement britannique.
Le Brexit, dont nul ne connaît plus ni la finalité, ni le contenu, ni le calendrier, crée une incertitude radicale qui plonge le Royaume-Uni dans une crise sans fin. Sur le plan économique, la croissance est revenue de 2,8 % à 0,8 % et une sortie sans accord se traduirait par une violente récession. L’investissement recule de 1 % par an et s’est effondré de 47 % dans l’automobile où Honda et Nissan ont déjà annoncé des fermetures d’usines. La City s’apprête à voir s’exiler 1 100 milliards des 9 000 milliards de livres d’actifs qu’elle gérait. La perspective d’une arrivée au pouvoir de Jeremy Corbyn en cas d’élections générales ramènerait le Royaume-Uni à sa déliquescence des années 1970 tout en cessant d’en faire un partenaire fiable en termes de défense et de sécurité.
Toutes les promesses des Brexiters se sont révélées autant d’illusions : la libération de la croissance grâce à l’émancipation des réglementations et des taxes européennes ; la hausse des salaires par l’arrêt de l’immigration ; le réinvestissement dans la santé et l’éducation de la contribution à l’Union ; la restauration de la souveraineté du Parlement et des tribunaux britanniques ; le repositionnement du Royaume-Uni dans la mondialisation ; la mise en œuvre rapide, facile et sans coût du Brexit.
Le Brexit constitue le choc historique le plus dévastateur pour le Royaume-Uni depuis la guerre de 1914. D’où l’importance d’en tirer toutes les leçons :
- La démocratie meurt avant tout de l’intérieur et la démagogie demeure son plus dangereux ennemi, comme le montre la chute du Royaume-Uni que l’on jugeait à tort le mieux armé pour lui résister.
- Ce n’est pas l’Europe qui défait les nations mais la crise des nations qui menace l’Europe. Il faut donc répondre en priorité à la décomposition des nations et à la corruption de la démocratie provoquée par la déstabilisation des classes moyennes.
- Le nœud gordien du Brexit ne peut plus être tranché par une classe politique qui a perdu tout sens de l’État ou de l’intérêt national ; seuls les Britanniques peuvent dénouer cette tragédie sans fin en revenant à l’esprit de responsabilité et de compromis.
- Les Vingt-Sept ont parfaitement raison de chercher à éviter un Brexit non coordonné dont les dommages seraient ravageurs y compris pour l’Europe, tout en assurant la régularité des élections européennes programmées entre le 23 et le 26 mai et en mettant en échec la volonté britannique de détruire l’Union dès lors que le Royaume-Uni s’en retire.
- La démocratie affronte une tourmente sans précédent depuis les années 1930 et a montré des insuffisances criantes dans sa capacité à gérer les mutations et les grands risques du XXIe siècle. Mais les démagogues font bien pire, ainsi que le montrent tant le naufrage britannique que le basculement de l’Italie de Matteo Salvini et Luigi Di Maio dans la récession et l’allégeance à la Chine de Xi Jinping.
Le Brexit illustre l’avertissement prophétique que Churchill lançait dès l’entre-deux-guerres à ses concitoyens : « Le lion britannique, jadis si féroce et si vaillant, si intrépide et si indomptable durant toutes les épreuves de l’Armageddon, peut à présent être chassé par les lapins des champs et des forêts de sa gloire d’antan. » Au moment où les démagogues réduisent les Britanniques à l’état de lapins, la liberté politique ne survivra que si les Européens se transforment en lions.
(Chronique européenne publiée simultanément par sept quotidiens européens membres de Leading European Newspaper Alliance (LENA), le 25 mars 2019 : Le Figaro, Die Welt, El Pais, La Repubblica, Le Soir, Tages-Anzeiger, La Tribune de Genève)