En 2018, la Russie a gagné en puissance mais s’isole de plus en plus. Son peuple en paie un lourd tribut.
L’aigle à deux têtes symbolise mieux que jamais la Russie. D’un côté, elle triomphe en Syrie, étend son influence en Europe et au Moyen-Orient, déstabilise et divise les démocraties. De l’autre, elle reste enfermée dans les malédictions de l’autocratie, de l’économie de rente, du primat absolu de l’État sur les individus.
2018 a acté le grand retour de la puissance russe. Le 18 mars, Vladimir Poutine a été réélu avec 77 % des voix pour un quatrième mandat présidentiel. La situation macroéconomique est stable, alliant une inflation sous contrôle (4 % par an), un taux de chômage réduit à 4,8 % et une dette publique limitée à 15 % du PIB. Le soft power russe s’est par ailleurs de nouveau illustré, après les Jeux d’hiver de Sotchi en 2014, par la parfaite organisation de la Coupe du monde de football. Surtout, la Russie a effectué une spectaculaire percée sur le plan international, symbolisée par le sommet d’Helsinki du 16 juillet 2018 qui vit Donald Trump affirmer sa confiance en Vladimir Poutine et fustiger les services de renseignement américains.
L’effort de modernisation militaire engagé depuis une décennie a débouché sur la constitution d’un impressionnant arsenal de missiles, mais aussi sur de spectaculaires performances opérationnelles qu’illustre la maîtrise dans la conduite de guerres hybrides comme l’annexion de la Crimée.
Marginalisée au début du XXIe siècle, la Russie s’est réinstallée au centre de la scène diplomatique. Son intervention décisive a assuré la victoire de Bachar el-Assad en Syrie, tandis que le retrait des États-Unis lui donne les clés du Moyen-Orient. Elle accroît sa pression sur l’Europe avec le soutien des forces populistes, l’émergence de dirigeants prorusses dans ses anciens satellites. Enfin, elle donne corps à son projet de monde postoccidental à travers son rapprochement avec la Chine, devenue son premier partenaire commercial, ou la Turquie d’Erdogan, qui lui doit d’avoir déjoué la tentative de coup d’Etat militaire.
En dépit de ses succès stratégiques, Poutine apparaît de plus en plus isolé. L’exaltation nationaliste et la dénonciation de l’Occident peinent à convaincre une population paupérisée et surendettée (210 milliards de dollars), excédée par la corruption. L’économie russe, en raison de l’échec de sa diversification, n’a cessé de reculer jusqu’au 12e rang mondial. La montée en puissance du made in Russia en réponse aux sanctions occidentales s’est accompagnée d’une chute de la qualité de l’alimentation ou des médicaments. La pauvreté, qui touche plus de 20 millions de personnes, et les inégalités ont explosé. En outre, les capitaux russes et les investissements internationaux fuient massivement.
La propagande nationaliste ne suffit plus à désarmer les mouvements sociaux, y compris en Crimée. Les mesures de rigueur annoncées en juin 2018 – comme le passage de la TVA de 18 à 20 % et la hausse des prix de l’essence – ont déclenché une vague de protestations. Elle trouve des prolongements avec la mobilisation contre la gestion des ordures dans la région de Moscou, qui a gagné le Grand Nord avec la levée de la population d’Ourdoma, dans la région d’Arkhangelsk, contre le projet de délocalisation des déchets de la capitale. Et le suicide démographique s’accélère, avec la perte de 7 millions d’actifs en une décennie.
La Russie sort gagnante de la nouvelle guerre froide en raison du désengagement des États-Unis et de la déstabilisation de l’Otan par Donald Trump, qui lui ouvre les portes de l’Europe et du Moyen-Orient. Vladimir Poutine a restauré l’autorité publique et la puissance russes, notamment grâce à l’immense potentiel de contrôle et de manipulation offert par le cybermonde et les réseaux sociaux. Il ne fait pas de doute qu’il se succédera à lui-même en 2024, en modifiant la Constitution ou en s’érigeant en dirigeant ultime au-dessus du président. Mais son pouvoir absolu marque un nouveau et tragique échec de la modernisation de la Russie. Vladimir Poutine donne raison à Tocqueville, qui écrivait : « [L’Américain] combat le désert et la barbarie ; [le Russe] la civilisation revêtue de toutes ses armes (…). [Il] concentre en quelque sorte dans un homme toute la puissance de la société. L’un a pour principal moyen d’action la liberté ; l’autre, la servitude. » Au XXIe siècle, tout reste possible en Russie, sauf la liberté.
(Chronique parue dans Le Point du 21 mars 2019)