Siège de l’Union africaine, le pays incarne les deux faces de l’Afrique, oscillant entre espoir et inquiétude.
Le crash dramatique du Boeing 737 Max qui reliait Addis-Abeba à Nairobi a attiré l’attention sur Ethiopian Airlines, qui s’était imposée en quinze ans comme la première des compagnies aériennes africaines. Forte d’une flotte ultramoderne de 110 avions, d’un trafic de 10 millions de passagers, d’un chiffre d’affaires de 3 milliards de dollars qui génère plus de 240 millions de bénéfices, elle avait imposé l’aéroport d’Addis-Abebab Bole, devant celui de Dubaï, comme la porte d’entrée privilégiée du continent. La réussite d’Ethiopian Airlines symbolisait, tout au moins jusqu’alors, la renaissance du pays, dont la devise pourrait être le mot d’ordre de la compagnie : « New Spirit of Africa ! » L’Éthiopie a en effet accumulé les tragédies historiques au cours des dernières décennies du XXe siècle, jusqu’à incarner les malédictions qui semblaient vouer l’Afrique au non-développement, à la dictature et à la violence. En 1974, le Négus, Hailé Sélassié, fut renversé par Mengistu, qui proclama le socialisme éthiopien et installa une terreur rouge, liquidant plus de 500 000 personnes ; en 1984, la sécheresse provoqua une immense famine qui fit au moins 1 million de victimes ; à partir de 1998, s’engagea une interminable guerre avec l’Érythrée, à la suite de son indépendance, qui entraîna 80 000 morts et ruina les deux pays.
Pourtant, l’Éthiopie a réussi à briser la spirale de la famine, de la misère et des guerres sans fin. À la faveur de la prise du pouvoir du FRDPE et sous la houlette de Meles Zenawi, disparu en 2012, elle a entrepris de se transformer en un tigre africain en transférant vers le Nil le modèle singapourien qui inspira la Chine de Deng : industrialisation tournée vers l’exportation, ouverture aux capitaux étrangers favorisée par des zones franches fiscales et douanières – à l’image du parc industriel de Hawassa dédié au textile et à l’habillement – , pilotage du développement par l’État, régime politique autoritaire.
Le tout adossé aux atouts que constituent une main-d’œuvre abondante et bon marché, d’énormes capacités d’énergie à prix cassés (notamment grâce au barrage de la Renaissance sur le Nil), de vastes ressources en matières premières, un accès facile aux marchés mondiaux en raison du statut de PMA et via le port de Djibouti. Le tout largement financé par la Chine, à l’exemple de la construction pour 4 milliards de dollars de la ligne ferroviaire entre Addis et Djibouti, inaugurée en 2018 en remplacement du chemin de fer français de 1917 tombé en ruine depuis plusieurs décennies.
Les résultats ont été spectaculaires. Au cours des quinze dernières années, la croissance de l’économie a atteint 10 % par an et celle de l’industrie plus de 12,5 %, dépassant largement celle de la démographie (2,5 %). La pauvreté a été divisée par deux, réduite de 46 à 23 % de la population. L’espérance de vie a progressé de 40 à 65 ans, portée par le plus que doublement de l’accès de la population à l’eau (67 %) et à l’électricité (60 %).
Mais le partage très déséquilibré des fruits du décollage a exacerbé tant les inégalités sociales que les tensions ethniques et la contestation politique du système ethno-totalitaire, dominé par les Tigréens du Nord, qui ne représentent que 6 % des 105 millions d’Ethiopiens. Et ce jusqu’à déboucher à partir de 2014 sur une quasi-guerre civile, qui entraîna la déclaration de l’état d’urgence, la multiplication des exécutions et l’emprisonnement de dizaines de milliers d’Oromos musulmans et d’Amharas catholiques, qui forment 25 % de la population.
L’extension des troubles contraignit en avril 2018 le premier ministre, Hailemariam Desalegn, à démissionner pour laisser la place à Abiy Ahmed, de père oromo et de mère amhara, qui a engagé à marche forcée une nouvelle phase de modernisation du modèle éthiopien : libération de 60 000 détenus politiques ; entrée massive des femmes au gouvernement ; promesse d’organiser des élections libres en 2020 ; conclusion d’un accord de paix avec l’Érythrée le 26 juin 2018 ; mise à l’étude d’un vaste programme de privatisation ; réduction de la dépendance à la dette chinoise.
Les risques sont à la hauteur des immenses espoirs suscités. Les défis sont redoutables avec le doublement de la population d’ici à 2050, l’arrivée de 2,5 millions de jeunes chaque année sur le marché du travail, le surendettement public (62 % du PIB), l’imposant déficit courant (6,2 % du PIB), la pénurie des réserves de change qui peinent à couvrir deux mois d’importations, l’exacerbation des conflits sociaux et ethniques, enfin la corruption endémique.
L’Éthiopie, siège de l’Union africaine, incarne ainsi les deux faces de l’Afrique, qui oscille entre décollage, progrès de l’État de droit et intégration d’une part, misère, oppression, conflits ethniques et religieux d’autre part.
(Chronique parue dans Le Figaro du 18 mars 2019)