Le grand marché européen est devenu la variable d’ajustement de la guerre commerciale et technologique entre les États-Unis et la Chine.
L’Europe paie un tribut particulièrement élevé au ralentissement de l’activité mondiale, dont la progression devrait être limitée à 3 % en 2019. Le ralentissement de la croissance en Allemagne autour de 0,7 % n’est pas conjoncturel mais structurel, lié au vieillissement démographique et à un modèle caduc, trop dépendant des exportations et de l’industrie automobile. La France reste enfermée dans une dynamique régressive et insoutenable qui juxtapose 1 % de la population mondiale et 15 % des transferts sociaux de la planète sur fond d’une dette publique de 100 % du PIB. L’Italie plonge à nouveau dans la récession en raison de la stratégie suicidaire de son gouvernement antisystème qui entend financer un revenu universel et la revalorisation des pensions de retraite par la dette publique, alors qu’elle atteint 132 % du PIB. Loin des lendemains radieux promis par les partisans du Brexit, le Royaume-Uni a vu l’activité chuter de 2,8 à 0,8 % par an sous l’effet du blocage de l’investissement et du laminage du pouvoir d’achat des ménages.
Le freinage brutal de l’activité mondiale sous l’effet du blocage du commerce international confirme ainsi que le protectionnisme demeure le meilleur ennemi de la croissance. Par ailleurs, le creusement du déficit commercial des États-Unis, comme la hausse de l’excédent bilatéral chinois qui culmine rappellent que les déséquilibres dans les échanges ont pour première origine l’insuffisance de l’épargne des entreprises et des ménages américains.
Pour autant, les États-Unis continuent à afficher une croissance solide et une situation de plein-emploi, quand la zone euro est enfermée dans la croissance molle et le chômage qui touche 7,9 % de la population active. Et ce alors que la reprise a débuté dès avril 2009 aux États-Unis mais seulement fin 2014 dans la zone euro.
Deux raisons expliquent le décrochage de la zone euro. Après le choc de 2008, la politique économique européenne a failli avec une excessive austérité budgétaire et surtout les hausses de taux décidées par la BCE en 2008 et 2011 qui ont amplifié la déflation. Plus récemment, le grand marché européen est devenu la variable d’ajustement de la guerre commerciale et technologique entre les États-Unis et la Chine. D’un côté, les États-Unis imposent l’extraterritorialité de leur droit, leurs sanctions commerciales et la toute-puissance de l’oligopole technologique des Gafam. De l’autre, la Chine prend le contrôle non seulement de pans entiers d’activités mais aussi d’actifs et d’entreprises stratégiques.
Le retour en force du nationalisme, du protectionnisme et des interventions des États dans l’économie est indissociable d’une lutte féroce entre les grands blocs régionaux pour capter croissance, capitaux et emplois. Dans cette nouvelle donne, le jeu du marché devient second face à la capacité d’action du pouvoir politique. Elle existe aux États-Unis, même si Donald Trump la dévoie au service d’une stratégie erratique. Elle existe dans les démocratures, et notamment en Chine qui projette son modèle de total-capitalisme à travers les « nouvelles routes de la soie ». Elle est absente en Europe qui cumule la paralysie des institutions de l’Union et la crise de ses principales nations.
La zone euro se trouve ainsi de nouveau dans un état d’urgence économique. Le ralentissement de l’activité appelle une réponse de politique économique. La BCE a réagi rapidement et fortement en excluant toute remontée des taux d’intérêt d’ici à la fin de l’année et en annonçant un vaste programme de prêts très bon marché aux banques pour soutenir l’activité. Mais la banque centrale ne peut pas tout. Sur le plan budgétaire, les États faiblement endettés doivent investir dans les infrastructures et dans l’innovation. Sur le plan structurel, les entreprises doivent être plus que jamais soutenues, notamment dans leur adaptation à la révolution numérique et à la transition écologique.
Mais le défi central est politique et se joue en termes de souveraineté. Le capitalisme européen ne résistera au XXIe siècle face aux oligopoles américains et chinois soutenus par leurs États que s’il est adossé à une capacité de décision politique forte et crédible. Elle n’est plus à la portée des nations européennes isolées, dès lors qu’elle s’applique à des défis globaux. Elle constitue la raison d’être de l’Union, à condition qu’elle se repense en termes de puissance, ce qui est parfaitement possible compte tenu des actifs décisifs que constituent le grand marché, l’ordre public économique et la civilisation européenne. À l’âge de l’histoire universelle, il n’y a pas de prospérité ni de progrès social sans souveraineté et il n’y a pas de souveraineté sans pouvoir politique. Tel devrait être le grand débat des élections européennes.
(Chronique parue dans Le Figaro du 11 mars 2019)