Confronté au retour en force du parti du Congrès, le Premier ministre indien pourrait se radicaliser.
En avril et mai prochains, 850 millions d’Indiens voteront pour désigner les 543 membres de la Chambre basse. L’élection semblait devoir se résumer à la chronique de la reconduction annoncée de Narendra Modi, le Premier ministre nationaliste, élu en 2014 sur fond d’exaltation de l’hindouisme et de délégitimation du parti du Congrès, miné par la multiplication des affaires de corruption. Et ce d’autant plus que l’Inde a renoué avec une croissance de 7 % par an, qui lui a permis d’accéder au rang de 5e économie du monde devant la France et le Royaume-Uni. Mais tout a changé depuis la fin 2018, avec la perte de trois États sur cinq lors des élections régionales, qui ont marqué la résurrection du parti du Congrès de Rahul Gandhi, désormais épaulé par sa sœur cadette, Priyanka. Narendra Modi affronte désormais des vents contraires qui pourraient le conduire à se radicaliser.
Tout d’abord, l’économie indienne subit le ralentissement de l’activité provoqué par la guerre commerciale et technologique entre les États-Unis et la Chine. La croissance est ainsi revenue à 6,6 %. Surtout, le décollage durable de l’Inde exige de profondes réformes pour remédier à ses maux structurels : la grande pauvreté et l’explosion des inégalités, puisque les 10 % les plus riches détiennent 56 % des revenus ; l’indigence du système éducatif ; la fragilité du système bancaire ; la pénurie d’infrastructures ; l’insuffisance de la concurrence ; les ravages de la pollution. Pourtant, au fil des ans, Narendra Modi a délaissé la modernisation économique et sociale pour donner la priorité à la rhétorique nationaliste. Et ce au prix d’atteintes croissantes aux droits de l’opposition au Parlement, d’interventions incessantes au sein de la banque centrale, de pressions sur les médias, de l’encouragement aux violences des milices hindouistes contre les minorités religieuses ; du retour en force de la corruption, enfin.
Cette stratégie débouche sur de dangereuses tensions internationales. Des affrontements armés ont opposé l’Inde à la Chine, en 2017, sur le plateau du Doklam. Mais c’est avec le Pakistan, autour du Cachemire, que la situation a pris le tour le plus inquiétant. À la suite d’un attentat suicide lors duquel une quarantaine de paramilitaires ont été tués, l’Inde a lancé le 26 février un raid de Mirage 2000, qui ont frappé dans la profondeur le territoire pakistanais, outrepassant ainsi les lignes rouges tacitement admises par les deux pays. La riposte aérienne pakistanaise a donné lieu à une succession de duels aériens au cours desquels au moins un Mig-21 indien a été abattu, ce qui est sans précédent depuis le conflit de 1971. Les risques d’escalade sont majeurs. Quatre guerres ont, en 1947, 1965, 1971 et 1999, opposé les deux pays, qui disposent chacun de 140 à 150 têtes nucléaires ainsi que de 54 missiles balistiques du côté indien et plus de 60 missiles à courte et moyenne portées du côté pakistanais. Par ailleurs, les États-Unis n’ont plus ni la capacité ni la volonté d’imposer leur médiation, qui fut décisive pour tracer une sortie de crise en 1999.
C’est avec le Pakistan que la situation a pris le tour le plus inquiétant.
L’Inde joue un rôle clé dans la lutte entre démocratie et démocrature, mais aussi dans le destin de l’onde de choc populiste qui déstabilise les nations libres. Avec Modi, l’Inde a ouvert en 2014 l’ère des hommes forts et des démagogues. Ses difficultés montrent que nationalisme et fanatisme religieux ne valent pas élections gagnées si les promesses économiques ne sont pas tenues, ce qui est généralement le cas, comme le montrent le Royaume-Uni ou l’Italie. La capacité à réformer reste ainsi le meilleur antidote au populisme tandis que la résistance de l’État de droit est essentielle pour son endiguement : les libertés formelles sont plus que jamais la condition des libertés réelles.
(Chronique parue dans Le Point du 07 mars 2019)