Bousculée par les flux migratoires, le Brexit, Trump ou la Chine, la coalition d’Angela Merkel veut se ressaisir en pariant sur la force de l’Union.
À défaut de restaurer la grandeur de l’Amérique, Donald Trump peut se targuer de réaliser ce qu’aucun de ses prédécesseurs depuis Roosevelt n’a osé imaginer : la destruction de l’ordre international fondé par les Etats-Unis en 1945 ; l’implosion de l’Otan qui constituait le premier objectif de l’Union soviétique ; et désormais la conversion de l’Allemagne au gaullisme.
Par son leadership fondé sur son habileté à gérer des coalitions, Angela Merkel est spontanément aussi proche des États-Unis qu’elle est éloignée des principes gaullistes fondés sur le primat de l’indépendance nationale, la centralité de l’État et de son chef pour faire face aux tempêtes de l’Histoire, l’Europe étant conçue comme une union d’États-nations. Or la chancelière et sa coalition effectuent un spectaculaire revirement. Prenant ses distances avec l’économie sociale de marché, Peter Altmaier, ministre de l’Economie, milite pour l’intervention de l’État afin de soutenir des filières économiques stratégiques, telles l’intelligence artificielle ou la voiture autonome, et revendique des nationalisations temporaires pour protéger des actifs essentiels. Longtemps indifférente aux problèmes de défense et de sécurité, Merkel a réformé la police, renforcé le renseignement, fortement augmenté le budget militaire et accepté la création d’un fonds européen de défense doté, à terme, de 13 milliards d’euros.
Lors de la conférence sur la sécurité de Munich, temple de l’atlantisme, Angela Merkel est sortie de sa légendaire réserve pour se livrer à une défense passionnée du multilatéralisme et effectuer une critique en règle des incohérences de la politique extérieure de Donald Trump comme, notamment, ses sanctions commerciales visant ses alliés plus que la Chine.
Longtemps immobile et pusillanime, Angela Merkel s’engage dans une transformation progressive de l’Union et de la zone euro pour affirmer leur souveraineté : création d’un budget de la zone euro à la condition qu’il exclue les transferts budgétaires ; refonte des règles de concurrence pour favoriser l’émergence de champions européens ; politique industrielle à l’échelle du continent ; affirmation d’une stratégie commerciale, fiscale et numérique ; construction d’une défense européenne en partie autonome de l’Otan ; appel à une alliance des démocraties pour la défense du multilatéralisme en dehors des États-Unis.
La conversion de l’Allemagne à une démarche de type gaulliste s’explique par la dislocation de son modèle politique et social sous les chocs du XXIe siècle : attentats djihadistes, vague des migrants, expansion économique du capitalisme total chinois, impérialisme territorial de la Russie… Sur le plan économique, la croissance par les exportations est menacée par la guerre commerciale et technologique lancée par Donald Trump et par le Brexit. La récession a ainsi été évitée de peu au second semestre 2018 et la croissance devrait être limitée à 0,9 % en 2019. Sur le plan technologique, l’Allemagne a accumulé un sérieux retard dans la révolution numérique et a été traumatisée par le rachat, en 2016, de Kuka, pépite spécialisée dans les robots, par le chinois Midea. Sur le plan écologique, l’arrêt précipité du nucléaire s’est traduit par un recours accru au charbon, bloquant la baisse des émissions. Sur le plan politique, la société s’est divisée autour de la crise des migrants, qui a fait renaître l’extrême droite.
L’Allemagne, forte d’un excédent budgétaire de 1,7 % du PIB en 2018 et d’une dette publique réduite à 58 % du PIB, d’un taux de chômage de 3,1 % et d’un taux d’épargne atteignant 17,7 % du revenu des ménages, dispose de toutes les ressources nécessaires pour réorienter son modèle de développement vers la demande intérieure, notamment l’investissement. En politique extérieure, sa seule option demeure l’Europe, où le Brexit la laisse en tête-à-tête avec la France.
Le moment gaulliste que vit l’Allemagne ouvre une nouvelle fenêtre pour refonder l’Union. Reste à savoir si la France, minée par la dislocation de son économie et enfermée dans la crise des gilets jaunes, reste un partenaire crédible. Pour sauver l’Europe, c’est la France d’Emmanuel Macron, après l’Allemagne d’Angela Merkel, qu’il faut maintenant convertir au gaullisme !
(Chronique parue dans Le Point du 28 février 2019)