Le retour des États-Unis à un leadership bienveillant est une grande illusion. L’Europe doit donc défendre son modèle économique et social.
À l’ouest, il y a du nouveau : l’Alliance atlantique s’est transformée en Mésalliance atlantique. La conférence sur la sécurité de Munich, qui s’est tenue du 15 au 17 février, en a pris acte. Créée en 1963 comme un temple consacré au culte de l’Otan, elle en est devenue le mausolée, consacrant la dislocation de l’ordre international et la rupture du lien transatlantique.
Symbole de la rupture entre les deux rives de l’Atlantique, le choc a été frontal entre Angela Merkel et Mike Pence. Alors que l’Allemagne a été depuis 1949 l’allié le plus fidèle des États-Unis, qui ont parrainé sa renaissance puis sa réunification, la chancelière ne s’est pas limitée à un plaidoyer en faveur du multilatéralisme. Elle a fustigé l’incohérence de la politique extérieure conduite par Donald Trump : guerre commerciale ciblant les alliés autant que la Chine ; sortie du pacte transpacifique laissant le champ libre à Pékin en Asie ; retrait de l’accord de Vienne sur le nucléaire iranien et des troupes américaines de Syrie et d’Afghanistan qui livrent le Moyen-Orient à la Russie et l’Iran. Pence, au sortir d’un désastreux sommet en Pologne qui a consacré l’isolement des États-Unis au Moyen-Orient, a sermonné ses alliés à propos de l’Iran et du niveau de leurs dépenses militaires, recourant à une rhétorique digne du pacte de Varsovie qui a été accueillie par un silence glacial.
Miser sur le retour des États-Unis à un leadership bienveillant du monde libre relève de la grande illusion. L’Amérique de 1945 est morte. Les conséquences sont immenses pour la sécurité de l’Europe, qui se trouve confrontée à un vide stratégique au moment où les menaces pour sa sécurité renaissent. Menace du total-capitalisme chinois qui utilise la force de frappe financière de ses entreprises d’État pour prendre le contrôle des actifs stratégiques sur tout le continent. Menace de la Russie qui la prend en tenailles entre la reconstitution d’un redoutable arsenal stratégique et les mouvements populistes qu’elle soutient et instrumentalise. Menace de la Turquie et de l’Iran qui entendent la soumettre à la loi de l’islam politique.
Face à ces menaces, l’Europe se découvre désarmée. Elle ne peut plus s’appuyer sur une stabilité territoriale depuis la violation par la Russie en Crimée et au Donbass des accords d’Helsinki de 1975 qui reconnaissaient l’intangibilité des frontières. Elle ne peut tabler sur un ordre nucléaire depuis le déploiement par la Russie des missiles de croisière à double capacité SSC-8 qui a entraîné le retrait des États-Unis du FNI, prélude à la sortie programmée des accords New Start en 2021. Elle ne peut plus compter sur la réassurance des États-Unis, qui ouvrent de vastes espaces aux démocratures en soulignant que leurs engagements envers leurs alliés sont virtuels.
L’Europe n’a donc pas d’autre choix que de défendre ses valeurs comme son modèle économique et social en se dotant des moyens d’assurer sa sécurité. En bref, elle doit se penser et se constituer progressivement en puissance politique et en acteur stratégique.
L’armée européenne constitue une chimère en l’absence de vision commune, d’accord sur les intérêts vitaux, de culture opérationnelle partagée. Mais ceci n’interdit nullement de construire une stratégie européenne de sécurité en l’ancrant sur des piliers concrets : génération de capacités militaires, opérations communes, formation, programmes et industrie de défense, recherche – notamment en matière d’intelligence artificielle -, financement à travers le fonds européen doté de 13 milliards d’euros. Elle se déclinerait selon trois cercles. Une stratégie autonome dans les domaines de la lutte contre le terrorisme, de la protection des infrastructures essentielles, du contrôle des frontières, à commencer par la surveillance de la Méditerranée, de l’espace et de la cyberguerre. Le repositionnement de l’Alliance atlantique en renforçant la posture de dissuasion contre la Russie sans tomber dans le piège du déploiement de nouveaux missiles nucléaires en Europe qui aiguiseraient les divisions et soulèveraient la protestation des opinions comme lors de la crise des euromissiles. La création d’une Alliance des démocraties pour le multilatéralisme en matière de désarmement, de commerce, de lutte contre le réchauffement climatique qui réunirait l’Europe, l’Inde, le Japon, le Canada, le Mexique et la Colombie, l’Australie et la Nouvelle-Zélande.
(Chronique parue dans Le Figaro du 25 février 2019)