Pourquoi le déploiement de la 5G par l’équipementier chinois menace les libertés.
La guerre commerciale engagée par Donald Trump a pour enjeu réel la technologie. Elle est la clé de la confrontation entre les États-Unis et la Chine qui décidera du destin du XXIe siècle. Dans cette rivalité ouverte, la nouvelle génération de réseaux mobiles, dite 5G, occupe une place centrale. Contrairement à la 4G, elle marque une rupture technologique majeure. Elle permet en effet la transmission continue et instantanée des données, qui est la condition indispensable pour les applications de l’intelligence artificielle : industrie 4.0, Internet des objets, véhicules autonomes, soins médicaux et enseignement en ligne, drones, robotisation des champs de bataille.
De même que l’Angleterre contrôlait la planète en tenant la mer au XIXe siècle, la puissance qui dominera la 5G dirigera le monde du XXIe siècle. Elle pourra en effet connaître, détourner ou siphonner les données, voir les détruire ou interrompre à tout moment leur transmission. Voilà pourquoi Huawei est devenu à la fois le symbole et l’enjeu de la guerre technologique totale que se livrent l’Amérique et la Chine. En une décennie, l’entreprise créée en 1987 par Ren Zhengfei, ancien ingénieur de l’armée chinoise, a conquis la première place dans les réseaux mobiles et le deuxième rang pour les smartphones (derrière Samsung et devant Apple), en s’appuyant notamment sur des dépenses de recherche et de développement, qui atteignent 13,8 milliards de dollars par an. Elle constitue l’exemple le plus abouti de dépassement de la technologie occidentale et de mondialisation d’un acteur du complexe militaro-industriel chinois.
D’un côté, Huawei a bénéficié pleinement de l’appui des autorités de Pékin : protection sur le marché intérieur, soutien dans le pillage des technologies des concurrents, appui à l’exportation via la Banque de Chine pour le développement et les nouvelles routes de la soie, immunité assurée dans le recours à la corruption. De l’autre, elle se trouve au cœur du programme de surveillance numérique de la population chinoise par le système de crédit social et collabore étroitement avec l’appareil sécuritaire de Pékin. Et ce en s’appuyant sur l’article 7 de la loi de 2017, véritable porte dérobée juridique qui oblige les citoyens et les entreprises à coopérer avec les services de renseignement chinois et leur interdit de divulguer l’existence de ces échanges.
La riposte américaine est à la hauteur du défi stratégique. Elle cible tous les dirigeants d’entreprise chinois qui détiennent plusieurs passeports pour assurer leurs arrières vis-à-vis de Pékin et savent désormais qu’ils courent des risques en dehors de la Chine. Les États-Unis entendent empêcher la technologie chinoise d’accéder à certains composants essentiels, en particulier les semi-conducteurs. Après la fermeture de leur marché, en 2012, ils poursuivent l’exclusion de Huawei des appels d’offres lancés par les alliés en jouant des menaces commerciales et du retrait de la garantie de sécurité, ce qui a été suivi d’effet en Australie, en Nouvelle-Zélande, au Royaume-Uni, au Canada, en Pologne et même en Allemagne. En Chine même, l’offensive américaine contre Huawei vise à accentuer les tensions entre le secteur public et le secteur privé – qui renâcle à financer le programme Made in China 2025 – et à encourager les opposants à Xi Jinping, qui lui reprochent d’avoir défié les Etats-Unis dix ans trop tôt en abandonnant la ligne prudente fixée par Deng Xiaoping.
La volonté des États-Unis d’empêcher Huawei de dominer l’ère des données et de freiner la course à l’hégémonie technologique du total-capitalisme chinois est fondée. Elle est cependant fragilisée par l’absence d’acteur américain compétitif dans la 5G, par les errements de Donald Trump – qui, comme il l’a fait pour l’équipementier ZTE et après le fiasco entraîné par la paralysie budgétaire, est tenté de privilégier un faux accord commercial avec la Chine avant le 1er mars pour des raisons électorales – et par la division profonde des démocraties provoquée par le tournant nationaliste et protectionniste des Etats-Unis.
L’Europe se trouve dans une position paradoxale. Elle dispose de deux atouts majeurs avec son grand marché de 500 millions de consommateurs et ses champions des télécommunications, Nokia-Alcatel et Ericsson. Mais elle est réduite pour l’heure à une variable d’ajustement, prise en tenaille entre les Gafam et les Huawei, ZTE et autres Tencent. Les élections européennes doivent donc être l’occasion de débattre d’une stratégie numérique associant régulation et taxation des Gafam, exclusion de Huawei, vérification stricte des prises de contrôle d’actifs numériques par des investissements chinois et soutien massif à Nokia et à Ericsson afin d’éviter tout retard dans le déploiement de la 5G sur notre continent.
La constitution d’un monopole technologique chinois représente une menace mortelle pour la liberté politique, en réalisant l’alliance du total-capitalisme et de l’intelligence artificielle. Les démocraties sont donc légitimes pour interdire la domination de la 5G par Huawei. Mais elles doivent surtout répondre au défi technologique lancé par la Chine en retrouvant le sens de l’investissement à long terme et de l’innovation et en les mettant au service de la liberté et de la dignité des hommes.
(Chronique parue dans Le Point du 07 février 2019)