Pour Le Point, Nicolas Baverez raconte la vie et l’oeuvre de Raymond Aron, à l’heure d’une nouvelle crise de la démocratie.
La vie et l’œuvre de Raymond Aron se confondent avec l’histoire du XXe siècle. La compréhension « des grandes guerres conduites au nom des idéologies » qu’avait prophétisées Nietzsche fonde le projet intellectuel qu’il s’était donné en 1930, lors de son séjour en Allemagne, marqué par l’agonie de la République de Weimar : « Une réflexion sur le XXe siècle, à la lumière du marxisme, et un essai d’éclairer tous les secteurs de la société moderne : l’économie, les relations sociales, les relations de classe, les régimes politiques, les relations entre les nations et les discussions idéologiques. » Mais Raymond Aron n’est pas seulement l’analyste français le plus pénétrant de l’histoire du siècle passé, il est aussi notre contemporain par la manière dont il a anticipé l’âge de l’histoire universelle comme par l’actualité de son combat pour défendre la liberté politique.
Alexandre Soljenitsyne déplorait, le 8 avril 1978, devant les étudiants de Harvard, le déclin du courage en Occident et l’affaiblissement de la volonté de défendre la liberté, en raison notamment du matérialisme des sociétés capitalistes et de la tyrannie du conformisme intellectuel. Aron est l’un des rares penseurs qui échappent à cette critique : il fut non seulement le principal représentant du libéralisme dans notre pays, mais il sauva aussi l’honneur des intellectuels français face aux totalitarismes du XXe siècle. Dès les années 1930, dans la lignée d’Elie Halévy, il mit en lumière les points communs du stalinisme et de l’hitlérisme, et souligna qu’ils s’opposaient en priorité aux démocraties. En juin 1940, décidé à poursuivre la guerre contre le nazisme, il rejoignit la France libre à Londres. A partir de 1945, il s’engagea dans la défense de la démocratie contre l’URSS, ce qui lui valut d’être mis au ban de l’Université et de l’intelligentsia françaises : « L’opium des intellectuels » joua le rôle d’un antidote décisif à la séduction du communisme en France comme en Europe. En 1957, « La tragédie algérienne » démontra l’inéluctabilité de l’indépendance de l’Algérie, où la France se battait contre ses valeurs. En mai 1968, Aron se dressa contre une révolution introuvable sans projet politique qui menaçait la Ve République. Jusqu’à sa mort, il soutint les dissidents de l’Est et les boat-people qui témoignaient de la terreur, de la misère et du mensonge sur lesquels reposait le communisme. Préfaçant « La philosophie mathématique » de Jean Cavaillès, en 1962, Aron rappelait que « de temps en temps surgissent des situations dans lesquelles la conduite de l’individu paraît chargée d’une signification éternelle. Tout se passe comme si certains choix étaient intrinsèquement bons ou mauvais, comme si l’âme était soudain confrontée à l’alternative de se perdre ou de sauver. La décision de résistance, chez les quelques-uns qui l’ont prise en toute conscience, était de ce type. » Comme Cavaillès, Aron fut un grand résistant au service de la liberté.Raymond Aron n’a fondé ni doctrine ni école de pensée. Il nous a légué cependant une méthode pour comprendre l’Histoire et agir, au lieu de la subir, méthode qui lui valut de se voir décerner le titre de « professeur d’hygiène intellectuelle »par Claude Lévi-Strauss. Aron procédait en quatre temps : établissement des faits ; analyse ; interprétation ; jugement. Il assume, pour l’avoir établi dans sa thèse consacrée à la philosophie de l’Histoire, que la vérité n’est jamais absolue, mais il démontre que l’objectivité reste possible. Par ailleurs, Aron conserve le souci constant de ne pas se contenter de dénoncer, mais de se placer du point de vue des dirigeants pour comprendre leurs contraintes et leurs choix, tout en proposant des solutions opérationnelles. « Il ne suffit pas de comprendre pour excuser, rappelle-t-il dans « Le spectateur engagé », il s’agit de comprendre et d’expliquer. Ça ne signifie pas que l’on ne condamne pas. Mais je n’aime pas jouer la conscience universelle. Je trouve ça indécent. »
L’originalité d’Aron consiste à avoir été le premier à comprendre et à tirer toutes les conséquences des ruptures historiques : la victoire du nazisme et l’émergence des totalitarismes dans les années 1930 ; la nécessité de poursuivre la guerre après la débâcle de 1940 ; le déclenchement de la guerre froide par Staline après 1945 avec l’Europe pour premier enjeu ; la fin des empires coloniaux. Or le début du XXIe siècle marque de nouveau une brutale accélération de l’Histoire avec la multiplication des disruptions, c’est-à-dire des événements imprévisibles et extrêmes : surgissement du fondamentalisme islamiste ; apparition des démocratures, qui désignent la démocratie comme ennemi principal ; krach du capitalisme mondialisé en 2008 puis crise de l’euro ; révolution numérique ; renouveau des grandes vagues migratoires ; choc populiste sur les démocraties déclenché par le Brexit et l’élection de Donald Trump en 2016…
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