La réorientation stratégique orchestrée par le président à vie Xi Jinping bute sur de sérieux obstacle.
Au moment où elle s’apprête à célébrer le 70e anniversaire de la République populaire, la Chine de Xi Jinping fait face à la fin du cycle de ses « quarante glorieuses » ainsi qu’à une transformation radicale de son statut et de son environnement. Comme en 1978, quand Deng Xiaoping lança son décollage avec les quatre modernisations, elle doit repenser sa stratégie et son modèle de développement. Mais le retour de la présidence à la vie, du culte de la personnalité et du contrôle de l’économie par l’État pourrait interdire les réformes que le pouvoir absolu conféré à Xi Jinping était censé servir.
Après la mort de Mao, Deng Xiaoping organisa le développement de la Chine autour de quatre principes : le maintien du monopole du Parti communiste, réaffirmé de manière sanglante à Tiananmen en 1989, contrebalancé par la collégialité du pouvoir et sa limitation à dix ans afin de prévenir toute nouvelle révolution culturelle ; l’ouverture progressive de l’économie aux mécanismes de marché et à l’international ; l’assouplissement du contrôle idéologique sur l’économie et de la société ; l’émergence pacifique sur la scène internationale. Xi Jinping a pris le contre-pied systématique de ces lignes directrices en faisant acter par le XIXe Congrès une présidence impériale, en consolidant le secteur des entreprises d’État et en freinant l’ouverture du compte de capital de la Chine vers l’extérieur, en réaffirmant l’emprise du dogme marxiste dans les entreprises et les universités, enfin en revendiquant ouvertement la conquête du leadership mondial à l’horizon de 2049.
Or cette réorientation stratégique bute sur de sérieux obstacles. Tout d’abord, la croissance ralentit fortement, officiellement autour de 6 %, dans la réalité autour de 2 % ; les faillites d’entreprise sont en hausse de 20 % ; la Bourse de Shanghaï a chuté de 25 % l’an dernier et la fuite des capitaux ne cesse de s’intensifier. Surtout le modèle de développement chinois fondé sur l’industrie, l’exportation et la dette se trouve dans une impasse. L’hyper-croissance manufacturière a dévasté l’environnement. La guerre commerciale et technologique lancée par Donald Trump met un coup d’arrêt à l’expansion commerciale chinoise et adresse un signal d’alerte salutaire qui se traduit déjà par le bannissement de Huawei dans nombre de pays. Le gonflement des dettes publiques et privées, qui représentent plus de 260 % du PIB, engendre de dangereuses bulles spéculatives. La multiplication des projets dans le cadre des « nouvelles routes de la soie » provoque des pénuries de financement. Enfin, l’affirmation du leadership chinois fait peur tandis que de plus en plus de résistances se font jour, y compris en Asie, face à l’exportation d’un modèle de gouvernement autoritaire et d’une économie de prédation dirigée par l’État qui s’accompagne d’une mise sous tutelle des États aidés et de leurs actifs stratégiques.
Face à ce dilemme stratégique sans précédent depuis la tragédie de Tienanmen, un grand débat s’est ouvert au sein des dirigeants chinois. Il porte à la fois sur la relance des réformes économiques – avec pour priorité la restructuration des 20 000 entreprises zombies d’État – sur l’opportunité d’un compromis avec les États-Unis pour sauver la croissance, enfin sur le choix d’une posture moins agressive en matière de revendication du leadership mondial. De plus en plus nombreux sont en effet ceux qui considèrent comme une erreur d’avoir défié les États-Unis trop tôt, alors même que Donald Trump entreprenait de liquider leur domination et de se retirer du monde au profit de la puissance chinoise.
Sous le feu croisé du ralentissement économique, de l’escalade de la guerre commerciale et technologique et des critiques sur l’agressivité de sa posture internationale, Xi Jinping s’apprête à effectuer des concessions tactiques. La principale consiste en un armistice commercial avec les États-Unis qui n’empêchera pas la poursuite de la confrontation technologique.
Mais le nouvel empereur de Chine entend sauver la face avec quatre contre-modernisations, qui ont en partage de donner la priorité au contrôle sur l’ouverture. Contrôle du pouvoir et de la population par le Parti communiste, notamment à travers le programme de surveillance numérique continue de la population. Contrôle des entreprises par l’État avec la sanctuarisation du secteur public, la multiplication des incarcérations de dirigeants du secteur privé, le frein à l’ouverture internationale du capitalisme chinois. Contrôle idéologique avec la réimposition du dogme marxiste dans les médias, les universités et les entreprises. Contrôle stratégique avec une intense course aux armements, la reprise en main de Hongkong, le renforcement des pressions sur Taïwan, l’annexion de la mer de Chine du Sud et l’instrumentalisation de la Corée du Nord pour affaiblir la présence américaine en Asie.
La Chine de Xi Jinping va continuer à renforcer son poids économique et politique. Son meilleur atout n’est autre que Donald Trump, qui favorise l’ascension de Pékin à travers le repli des États-Unis, le discrédit de leurs engagements internationaux et la division de l’Occident. Pour autant, les quatre contre-modernisations pourraient remettre en question la conquête du leadership mondial par la Chine. La restriction des espaces de liberté est difficilement compatible avec une économie de connaissance et d’innovation. La priorité donnée au contrôle sur la réforme entrave la transformation de l’économie et de la société qui fut au cœur au cœur de la réussite des « quarante glorieuses » et qui sera décisive pour répondre aux défis du XXIe siècle.
En célébrant sa nouvelle ère au lieu d’accélérer ses transformations, la Chine de Xi commet aujourd’hui la même erreur que les États-Unis lors de la chute de l’Union soviétique : elle cède à la démesure. L’hyperpuissance américaine s’est révélée un mythe, associé aux illusions sur le triomphe de la démocratie de marché. La pensée Xi veut voir dans les « quarante glorieuses » de la Chine la preuve de l’infaillibilité du Parti communiste alors qu’elles sont d’abord le fruit de la formidable mobilisation et de la capacité d’adaptation des Chinois. En Chine aussi, le pouvoir absolu joue contre les réformes, donc contre le développement et la puissance du pays.
(Chronique parue dans Le Figaro du 14 janvier 2019)