Le Pacifique s’affirme comme le nouveau centre du monde. Un nouveau centre où la Chine a pris l’avantage, du fait de la cohérence de sa stratégie.
Après l’Atlantique au XXe siècle, le Pacifique s’affirme comme le nouveau centre du monde, vers lequel bascule le cœur du capitalisme universel en même temps qu’il concentre les risques géopolitiques. Le Pacifique compte ainsi la moitié de la population mondiale et génère 60 % de la production mondiale. Il connaît par ailleurs une spectaculaire montée des tensions autour de la souveraineté de la mer de Chine du Sud et du programme de prolifération nucléaire et balistique poursuivi par la Corée du Nord.
Pour la première fois, le sommet des 21 pays de l’Apec qui s’est tenu à Port-Moresby, capitale de Nouvelle-Guinée, s’est achevé sans déclaration commune, témoignant de l’exacerbation de la rivalité entre les États-Unis et la Chine.
Une nouvelle guerre froide s’engage dont l’enjeu est le contrôle du Pacifique, comme l’Europe fut l’objet principal de la compétition entre le bloc occidental et l’empire soviétique après la Seconde Guerre mondiale. L’affrontement est global. Il porte sur le commerce avec l’instauration de droits de douane par Washington sur 250 milliards de dollars d’exportations chinoises auxquelles Pékin a systématiquement répondu tout en poussant le projet d’une zone de libre-échange asiatique. Il se déploie sur le terrain des technologies avec la volonté des États-Unis d’entraver le plan Made in China 2025 ainsi qu’une compétition féroce dans les domaines clés de l’espace, du cyber et de l’intelligence artificielle. Il comporte un aspect militaire autour du contrôle de la mer de Chine du Sud et de la préservation de l’indépendance de Taïwan. Il possède enfin une dimension stratégique avec l’exportation du modèle chinois d’autoritarisme politique et de capitalisme d’État du Pakistan au Sri Lanka en passant par le Cambodge ou le Laos, la Birmanie ou la Thaïlande.
La Chine a pris l’avantage du fait de la cohérence de sa stratégie. Elle repose sur le durcissement du monopole du Parti communiste à l’intérieur, dont témoigne la normalisation de Hongkong au mépris des accords signés avec le Royaume-Uni comme la mise en place d’un système de contrôle numérique de la population, sur la construction d’une grande muraille maritime, sur la prise de contrôle de points d’appui stratégiques et le retournement d’alliés traditionnels des États-Unis. Les Philippines de Rodrigo Duterte en sont le symbole, qui viennent d’accueillir triomphalement Xi Jinping lors d’une visite d’État qui s’est traduite par l’apport de 24 milliards de financements chinois, notamment pour l’exploration commune de pétrole et de gaz en mer de Chine méridionale, ce qui conforte les revendications de Pékin. Pour autant, l’économie chinoise n’est sans doute pas suffisamment développée pour supporter cette surexpansion impériale et il n’est pas exclu que Xi Jinping réédite l’erreur de Guillaume II en s’engageant de manière prématurée dans une confrontation frontale avec la puissance dominante.
Du côté des États-Unis, la prise de conscience de la menace chinoise est desservie par une stratégie erratique. Le retrait du pacte transpacifique a déstabilisé l’instrument du cantonnement économique et commercial de la Chine en Asie. Les mesures protectionnistes, la proximité affichée avec Vladimir Poutine ou l’ouverture improvisée en direction de la Corée du Nord qui a vu Kim Jong-un se jouer de Donald Trump à Singapour ont fragilisé les relations avec les alliés clés de l’Amérique que sont le Japon et la Corée du Sud. La garantie de sécurité des États-Unis, déjà érodée par le caractère purement virtuel du pivot vers l’Asie annoncé par Barack Obama, est encore plus aléatoire dans le Pacifique qu’en Europe.
Confirmant l’émergence d’un monde multipolaire et la désoccidentalisation du système international, c’est en Asie que s’organise la résistance à l’expansion impériale de la Chine, qui, loin de donner à rêver, fait désormais peur. Les relations avec les États-Unis se poursuivent sur une base bilatérale, à l’image du rapprochement avec le Vietnam qui a ouvert ses ports aux bâtiments de l’US Navy en contrepartie de l’abandon de l’embargo sur les ventes d’armes. Mais le changement fondamental provient de la constitution d’un axe asiatique face à la Chine à travers la formation par l’Inde et le Japon d’un front démocratique et leur rapprochement avec l’Australie, la Nouvelle-Zélande, l’Indonésie et la Malaisie.
Cela s’accompagne d’un réinvestissement massif dans la défense pour faire pièce à l’effort militaire de la Chine. Une véritable course aux armements est engagée qui devait voir les dépenses de l’Asie-Pacifique dépasser celles des États-Unis en 2029. Il est hautement paradoxal de voir les États-Unis démanteler leurs alliances stratégiques et l’Europe se diviser au moment où l’Asie cherche à s’intégrer économiquement et stratégiquement pour résister à la menace chinoise.
(Chronique européenne publiée simultanément par sept quotidiens européens membres de Leading European Newspaper Alliance (LENA), le 26 novembre 2018 : Le Figaro, Die Welt, El Pais, La Repubblica, Le Soir, Tages-Anzeiger, La Tribune de Genève)