L’idée d’armée européenne défendue par Emmanuel Macron se heurte aux divergences d’intérêts des États membres.
Le 6 novembre, Emmanuel Macron déclarait qu’« on ne protégera pas les Européens si on ne décide pas d’avoir une véritable armée européenne », n’hésitant pas à ranger les États-Unis parmi les menaces pesant sur le continent, ce qui provoqua une rafale de tweets vengeurs de Donald Trump. Le 13 novembre, devant le Parlement européen, Angela Merkel reprenait à son compte la proposition tout en la nuançant, plaidant pour « une vision nous permettant de parvenir un jour à une véritable armée européenne ». La résurrection de l’idée d’une armée européenne, enterrée en 1954 avec la Communauté européenne de défense (voir p. 140), témoigne de la prise de conscience des dirigeants, mais surtout des citoyens, que la sécurité du continent redevient une priorité. Et ce à juste titre.
Les démocraties, qui se sont bercées dans l’illusion de leur triomphe après la chute du soviétisme, sont la cible du terrorisme islamiste et des démocratures, qui mobilisent notamment contre elles la puissance des réseaux sociaux. Les États-Unis sont engagés dans deux nouvelles guerres froides : la première, contre la Chine, se déroule simultanément sur les fronts commerciaux, monétaires, technologiques et stratégiques autour du contrôle du Pacifique ; la seconde, contre la Russie, se concentre dans le domaine militaire. La course aux armements est relancée et gagne l’espace et le cybermonde. La guerre est de retour, prenant la forme de conflits en grappes qui n’ont pas de fin, comme en Afghanistan, en Irak, en Syrie ou au Sahel. Simultanément, les institutions et les règles élaborées après 1945 pour limiter la violence et gérer les crises sont démantelées par Donald Trump, rendant le monde beaucoup plus volatil et dangereux.
L’Europe se trouve en première ligne et se découvre très vulnérable. Le continent est cerné par les guerres et les crises, de la Baltique au détroit de Gibraltar. La garantie de sécurité que lui assuraient les États-Unis est remise en question par leur tournant nationaliste et isolationniste comme par la déstabilisation de l’Otan et du principe d’une dissuasion américaine élargie. Simultanément, Washington se retire du traité sur les forces nucléaires intermédiaires, annonçant le non-renouvellement des accords nucléaires New Start en 2021. De son côté, la Russie viole allègrement les accords d’Helsinki signés en 1975, qui consacraient l’intangibilité des frontières européennes, comme le mémorandum de Budapest de 1994, qui garantissait l’intégrité territoriale de l’Ukraine en contrepartie de sa dénucléarisation. Enfin, le Brexit prive l’Union du tiers de son potentiel militaire.
Pour autant, le projet d’une armée européenne constitue une très mauvaise réponse au problème bien réel de la sécurité du continent. Cela n’a d’ailleurs pas échappé à Vladimir Poutine, qui a été le seul à saluer l’initiative d’Emmanuel Macron, dès lors qu’elle accentue les divergences entre Européens et qu’elle creuse le fossé entre l’Europe et les États-Unis, confortant ainsi la désoccidentalisation du monde. L’intégration des armées européennes paraît séduisante, car elle permettrait de rationaliser les dépenses militaires des membres de l’Union et d’harmoniser les conditions d’engagement et les équipements de leurs forces. En réalité, elle constitue le meilleur moyen de prolonger l’interminable liste des échecs de la défense européenne.
Napoléon soulignait à raison que « la guerre est un art simple et tout d’exécution ». Or l’armée européenne ne peut avoir de réalité opérationnelle dès lors que les États européens divergent sur les menaces – Russie à l’est et au nord, terrorisme et vagues migratoires au sud –, sur le rôle de l’Otan, qui reste le cadre naturel de leur défense pour une majorité d’entre eux, sur le niveau de l’effort de défense et des capacités à générer (les États-Unis investissent 716 milliards de dollars pour défendre 330 millions d’Américains, l’Union 230 milliards pour défendre 515 millions d’Européens), sur la nécessité de disposer d’une industrie de défense – à l’image de la récente décision de la Belgique de remplacer ses F-16 par des F-35 pour 3,6 milliards d’euros. Il ne peut exister d’armée européenne crédible sans vision commune, sans alignement des intérêts et sans culture opérationnelle partagée.
Le renforcement de la sécurité européenne reste possible, mais il est vital d’éviter de reproduire avec la défense les erreurs commises avec la monnaie commune, qui furent proches de provoquer son explosion au début des années 2010. Le projet irréaliste d’une armée européenne doit donc être abandonné au profit de la construction progressive et pragmatique de l’autonomie stratégique du continent. Et ce autour de cinq axes : la reconnaissance du rôle clé de l’Otan pour faire face à la Russie et gérer la démocrature turque ; la définition d’une réponse commune aux risques non couverts par l’Alliance, notamment le terrorisme, la stabilisation des Balkans et la maîtrise des flux migratoires ; la remontée en puissance coordonnée des budgets et des forces ; le renforcement de la coopération opérationnelle, y compris avec le Royaume-Uni, grâce à l’extension des traités de Lancaster House ; le soutien de l’industrie de défense et de l’innovation, notamment dans l’espace qui se militarise rapidement et dans l’intelligence artificielle.
Le durcissement du contexte stratégique et le repli des États-Unis créent un moment favorable pour faire émerger une stratégie européenne de sécurité. Elle suppose cependant un effort de clarification. Clarification des Européens, qui doivent tirer toutes les conséquences de la disparition de la réassurance automatique et illimitée des États-Unis. Clarification de l’Allemagne, qui reste enfermée dans le déni des menaces et qui laisse stagner son effort de défense (1,3 % en 2019 et 1,23 % en 2022). Clarification du Royaume-Uni, qui doit réaffirmer sa communauté de destins et d’intérêts stratégiques avec l’Europe au-delà du Brexit.
Clarification aussi et surtout de la France, qui se trouve face à une responsabilité historique. Elle demeure, après le Brexit, le seul pays de l’Union à disposer d’un siège de membre permanent du Conseil de sécurité de l’Onu, d’une dissuasion nucléaire autonome, d’un modèle complet d’armée, d’une capacité à entrer en premier sur un théâtre d’opérations complexe. Mais la loi de programmation militaire 2019-2025 ne prévoit de mobiliser que 198 milliards d’euros d’ici à 2023, alors que les besoins sont évalués à 295 milliards d’euros jusqu’en 2025. Pis, votée en juin, elle vient de se voir largement privée de son contenu par la décision d’imputer la totalité du coût des opérations extérieures au budget de la Défense en 2018. Avant de rêver de faire une armée européenne, la priorité consiste à ne pas défaire l’armée française.
(Chronique parue dans Le Point du 22 novembre 2018)