Et si la chancelière allemande était désormais un obstacle à la réinvention de l’Europe…
En annonçant le 29 octobre – en contradiction avec ses déclarations précédentes – qu’elle renonçait à se représenter à la présidence de la CDU en décembre et qu’elle ne briguerait ni un cinquième mandat ni aucune autre fonction en 2021, Angela Merkel a ouvert sa succession. Sa décision, qui entend lui donner un sursis, pourrait accélérer son agonie tant la grande coalition est minée par les divisions au sein de la CDU et par l’effondrement du SPD, désormais devancé par les Verts et par l’AfD. Les raisons immédiates du retrait d’Angela Merkel sont électorales.
La défaite de la CSU en Bavière le 14 octobre était celle de la stratégie de radicalisation de Horst Seehofer. Mais celle de la CDU de Volker Bouffier est bien l’échec de la chancelière. Elle démontre que l’Allemagne se trouve confrontée à la fois à un problème de leadership et à une profonde crise politique. Angela Merkel porte la responsabilité de trois erreurs majeures. En 2009, le traitement punitif de la crise grecque a conduit à mettre en place la plus grande opération de restructuration de l’histoire du capitalisme pour des résultats économiques et financiers désastreux. En 2011, la sortie précipitée du nucléaire d’ici à 2022 a provoqué la hausse des émissions de carbone du fait du recours intensif aux centrales à charbon. En 2015 surtout, la décision unilatérale d’accueillir plus de 1 million de réfugiés a créé une onde de choc populiste dans toute l’Europe. L’intégration est par ailleurs loin d’être un succès puisqu’une majorité des bénéficiaires du droit d’asile ne maîtrisent pas l’allemand faute de cours suffisants et que seuls 40 % d’entre eux ont trouvé un emploi. Plus fondamentalement, le destin politique d’Angela Merkel est associé au culte de la stabilité. Mais la promesse que rien ne changerait pour l’Allemagne et pour les Allemands tant qu’elle serait au pouvoir est devenue dangereuse dans un monde en révolution. Elle a débouché sur l’implosion du modèle allemand.
Sur le plan économique, Dieu semble allemand. La croissance progresse de 2 % par an ; le plein-emploi règne avec un taux de chômage réduit à 3,6 % de la population active ; le surplus commercial atteint 8 % du PIB et l’excédent budgétaire atteindra cette année 60 milliards d’euros, ce qui permettra de réduire la dette publique à 58 % du PIB en 2019. Mais ce miracle comporte une face sociale obscure : la pauvreté touche désormais 16,8 % de la population contre 11,2 % en 1991, dont de nombreux retraités ; la hausse des prix de l’immobilier éloigne les classes moyennes des grandes villes. L’industrie allemande est trop dépendante du secteur automobile, frappé par le Dieselgate, et accumule les retards dans le numérique comme dans la décarbonisation de l’économie. Le secteur bancaire n’a été ni restructuré ni recapitalisé – de la Deutsche Bank aux Landesbanken. Sur le plan politique, la société s’est profondément divisée et polarisée autour des réfugiés et de l’islam, brisant la culture du compromis. Les deux grands partis qui fondaient la stabilité de la démocratie allemande ne représentent plus que 43 % des voix (28 % pour la CDUCSU et 15 % pour le SPD) contre 53 % en septembre 2017 et sont bousculés par la poussée des Verts (20 %) et de l’AfD (16,5 %). L’Allemagne n’est plus immunisée contre l’extrémisme par son histoire et par sa réussite économique. Sur le plan international enfin, l’Allemagne se trouve déstabilisée par l’effondrement de l’ordre de 1945. Prise sous le feu croisé de Donald Trump, qui dénonce ses excédents commerciaux et remet en question la garantie de sécurité des Etats-Unis, et des démocratures russe et turque, elle est tétanisée. Son ultime option demeure l’Europe. Mais celle-ci affronte une crise existentielle en raison du Brexit, du clivage entre démocratie libérale et illibérale, de la divergence avec l’Europe du Sud sur la gestion de l’euro.
L’Allemagne était devenue un môle de stabilité en Europe en raison de sa puissance économique et de la solidité de sa démocratie sociale. Sa transformation en source d’incertitude constitue une très mauvaise nouvelle pour l’UE comme pour la France d’Emmanuel Macron. Elle supprime toute chance de refonder la construction européenne, puisque Berlin verra encore moins la nécessité à renforcer la zone euro ou à réinvestir dans… … la défense et la sécurité. Et ce au pire moment : alors que l’activité connaît un nouveau trou d’air sur le continent ; en plein bras de fer budgétaire avec l’Italie de Matteo Salvini qui pourrait relancer la crise de l’euro ; au beau milieu de la montée des tensions avec les tenants de la démocratie illibérale conduite par Viktor Orban ; à la veille d’élections européennes qui menacent de se transformer en référendum contre l’immigration. Angela Merkel laisse un bilan plus que mitigé. Konrad Adenauer reste le chancelier de la réconciliation franco-allemande, Willy Brandt celui de l’Ostpolitik, Helmut Kohl celui de la réunification et de la création de l’euro, Gerhard Schröder celui des réformes de l’« agenda 2010 ». Angela Merkel n’a servi que sa propre longévité et les intérêts du contribuable allemand, sans adapter l’Allemagne aux grandes transformations propres à notre temps ni montrer de réelle ambition pour l’Europe. Elle n’est plus une solution mais un obstacle à la réinvention du modèle allemand et de l’Europe. Mais l’Allemagne est plus que jamais la clé d’une relance de l’Union, seule à même de permettre aux Européens d’être des acteurs et non des objets de l’histoire du XXIe siècle.
(Chronique parue dans Le Point du 08 novembre 2018)