Distancée par les États-Unis et la Chine, l’Europe doit se relancer, en profitant de la dynamique que pourrait engendrer le Brexit.
Pour désarmer le populisme qui risque de s’emballer lors des prochaines élections européennes, il faut répondre aux attentes des citoyens en termes de production, d’emploi et de sécurité. D’où le rôle de l’industrie. Elle est le moteur de la recherche, de l’exportation, du travail à haute valeur ajoutée et des gains de productivité permettant de concilier compétitivité et solidarité. Elle est déterminante pour la révolution numérique comme pour la transition écologique. Or, sous l’embellie conjoncturelle marquée par une croissance de 3 % de la production industrielle et les succès de Deutschland AG, pointe une situation critique. L’Europe, qui a inventé l’industrie au XVIIIe siècle, est en passe de l’euthanasier. Depuis 1995, le poids de celle-ci dans le PIB a chuté de 23,3 à 19 %, et sa part dans l’emploi de 20,9 à 15,2 %. La France est emblématique de ce déclin, avec une chute de 25 % de la contribution de l’industrie au PIB en quinze ans et la destruction de 2,5 millions d’emplois en un quart de siècle.
Au début du XXIe siècle, l’Europe dominait encore dans ses secteurs d’excellence traditionnels : les transports (automobile et ferroviaire), l’énergie, les télécommunications, la construction navale et la défense. Ses positions ont été laminées par l’amélioration de la compétitivité des États-Unis et la concurrence des pays émergents. Pour ce qui est de l’avenir, États-Unis et Chine se disputent le leadership du numérique tandis que la transition écologique est devenue un monopole de l’Asie, à l’image de la domination de la Chine et de la Corée du Sud (qui dispose de 710 robots pour 10 000 salariés contre 137 en France) dans le secteur des panneaux solaires ou celui des batteries pour véhicules électriques.
La consolidation européenne fonctionne, comme le montre Airbus.
À l’heure où s’ouvre le salon Euronaval, la construction navale militaire est très représentative de ces évolutions. L’Europe, qui détenait un quasi-monopole à l’export avec la Russie, se trouve sous la pression croisée des géants américains restructurés (General Dynamics, HI, Lockheed Martin, Raytheon) et des nouveaux concurrents du Sud. Chinois (CSSC et CSIC génèrent un chiffre d’affaires combiné de 18,5 milliards de dollars, bénéficiant à plein des conditions de financement offertes par Pékin), Coréens (Hyundai, Daewoo et Samsung) et Turcs (STM, très active dans le monde musulman) proposent désormais une offre sophistiquée : navires de soutien aux sous-marins, bâtiments de combat de surface, porte-avions. Dans le même temps, l’industrie européenne, qui demeure très éclatée (BAE Systems, Naval Group, Thales, ThyssenKrupp, Damen, Leonardo, Fincantieri), est menacée d’être évincée, comme c’est arrivé dans les télécommunications, la grande vitesse ferroviaire ou le nucléaire.
La responsabilité des autorités publiques est première dans le décrochage de l’industrie européenne et dans l’absence de nouveaux champions d’envergure mondiale. D’un côté, en dépit du grand marché, les États cultivent le nationalisme économique en multipliant les régulations spécifiques. De l’autre, la Commission européenne a fait preuve d’une stupéfiante naïveté en ouvrant le grand marché aux exportations et aux investissements chinois sans réciprocité et en laissant les entreprises européennes se faire dépouiller de leurs technologies par Pékin. De même, l’Union, si elle a réagi aux mesures tarifaires de Donald Trump, a acté par son inaction l’extraterritorialité du droit américain. Enfin, le droit de la concurrence a joué un rôle pervers en … interdisant régulièrement, sous prétexte de protection du consommateur, les concentrations d’acteurs européens tout en assurant la promotion des oligopoles américains et chinois.
Or la consolidation européenne fonctionne, comme le montre Airbus. Elle doit être encouragée, à commencer par le secteur de la défense, où l’Europe aligne 178 systèmes de combat majeurs contre 31 pour les États-Unis. Simultanément, il faut mettre en place un patriotisme européen reposant sur les six axes suivants :
- application du droit de la concurrence au grand marché et non plus aux marchés nationaux ;
- stricte réciprocité dans les accords commerciaux ouvrant l’accès au grand marché ;
- représailles systématiques à toute mesure protectionniste ou aux sanctions visant les entreprises européennes ;
- développement de l’euro comme monnaie de règlement international pour faire pièce au monopole du dollar, qui entraîne l’application du droit des États-Unis ;
- contrôle des investissements étrangers au plan européen afin d’éviter la prise d’actifs stratégiques par des capitaux des démocratures, au premier rang desquelles la Chine, qui a pu se saisir du port du Pirée, de l’aéroport de Toulouse – siège d’Airbus – ou du système électrique du Portugal ;
- soutien massif à l’innovation et aux investissements dans l’intelligence artificielle.
L’Europe dispose d’une occasion unique de relancer son industrie. La guerre commerciale et technologique déclenchée par Trump et le projet impérialiste de Xi Jinping constituent un signal d’alerte qui contraint l’Allemagne, par ailleurs en butte aux difficultés de son secteur automobile, à sortir de l’ambiguïté. Le Brexit dégage la route à une politique industrielle européenne, constamment bloquée par le Royaume-Uni en raison de sa stratégie de cheval de Troie de la mondialisation au sein du grand marché et de la priorité historique accordée aux intérêts de la City. Des moyens financiers ont été dégagés avec le plan pour les infrastructures et la création d’un fonds de défense doté de 13 milliards d’euros. L’industrie de la défense peut ainsi devenir le laboratoire de la reconstitution d’une base productive européenne. La meilleure manière de contenir les adversaires de l’Europe, c’est de la construire concrètement par l’industrie, la souveraineté et la sécurité.
(Chronique parue dans Le Point du 25 octobre 2018)