L’exécution barbare de Jamal Khashoggi a déclenché une onde de choc mondiale.
Certains assassinats sont pires que des crimes, des fautes politiques qui reviennent en boomerang frapper leurs auteurs. Ainsi de l’enlèvement puis de l’exécution du duc d’Enghien par Napoléon en 1804. Ainsi de la disparition de Jamal Khashoggi dont tout laisse penser qu’il a été torturé, décapité et démembré dans les locaux du consulat d’Arabie saoudite à Istanbul. Qu’il ait donné directement l’ordre ou qu’il ait laissé opérer certains de ses proches, le prince Mohammed Ben Salman porte la responsabilité de cet assassinat d’État. Dans tous les cas, il a perdu le contrôle de lui-même comme le sens des réalités, compromettant son projet de modernisation du royaume.
L’Arabie saoudite doit de fait répondre à cinq défis existentiels. La coupure croissante de la monarchie, sur fond de printemps arabes, avec la population du pays qui compte 28 millions de personnes dont 58 % âgées de moins de 20 ans. La remise en question de l’alliance nouée depuis 1744 par les Saoud avec le wahhabisme qui a débouché sur un djihad mondialisé. La fin programmée de la rente pétrolière qui assure 42 % du PIB et 90 % des recettes d’exportation et des revenus budgétaires. L’expansion de l’Iran qui a mis à profit l’implosion du Moyen-Orient pour constituer un vaste empire chiite. Enfin, la déstabilisation de l’alliance stratégique nouée depuis les années 1930 avec les États-Unis par les attentats du 11 septembre 2001.
Mohammed Ben Salman, à l’image de Xi Jinping en Chine, a concentré tous les pouvoirs pour redessiner l’Arabie saoudite. Sur le plan économique, le plan « Vision 2030 » entend libérer le royaume de son addiction au pétrole. Il repose sur le passage d’une structure de rente à une économie de production, sur la diversification de l’activité et sur le développement du secteur privé, qui devrait progresser de 40 à 65 % du PIB. La transition vers ce nouveau modèle de développement a vocation à être financée par les revenus du premier fonds souverain mondial, le Public Investment Fund, et par l’introduction en Bourse d’Aramco. Sur le plan social et religieux, une révolution des mœurs est enclenchée avec un début de normalisation du statut des femmes et la lutte contre le fondamentalisme islamique. Sur le plan stratégique, la priorité absolue est donnée au cantonnement de l’Iran chiite par la création d’un axe avec l’Égypte et Israël et surtout un réalignement total avec les États-Unis de Donald Trump.
La transformation de l’Arabie saoudite est la condition de sa survie. Pour autant, les résultats de la stratégie de changement impulsée par Mohammed Ben Salman restent mitigés. Les cinémas ont été rouverts et les femmes autorisées à conduire. La flambée des cours du pétrole a par ailleurs renfloué les comptes du Royaume. Mais le chômage est en hausse, touchant 13 % des actifs. La fuite des capitaux s’est emballée, atteignant 65 milliards de dollars en 2017, tandis que les investissements étrangers ont chuté de 80 %. La mise en bourse d’Aramco a été reportée à 2021, faute de comptes transparents.
Surtout, l’Arabie saoudite a basculé dans un climat de terreur intérieure et un régime de guerre extérieure tous azimuts. La répression a connu une escalade infernale : décapitation de 47 opposants et responsables religieux chiites en 2016 ; vagues de condamnation des Frères musulmans en 2017 ; séquestration et spoliation de quelque 300 princes et chefs d’entreprise au Ritz-Carlton fin 2017-début 2018. Simultanément, la guerre totale à l’Iran a débouché sur un échec militaire et diplomatique : désastre opérationnel et humanitaire au Yémen avec plus de 10 000 morts ; embargo tournant à l’avantage du Qatar ; séquestration, démission forcée, puis libération piteuse du premier ministre libanais, Saad Hariri, le 4 novembre 2017.
Jamal Khashoggi est plus grand mort que vivant. Son exécution barbare lui donne raison sur la dérive despotique de l’Arabie saoudite. Elle a déclenché une onde de choc mondiale qui, au-delà des défections en chaîne touchant le « Davos du désert », ruine « Vision 2030 » en créant un risque de réputation majeur pour les États et les entreprises du monde développé qui lui apporteraient leur soutien.
L’Arabie saoudite et le roi Salman se trouvent à une heure de vérité. Le Royaume reste incontournable par son rôle pivot pour le marché pétrolier comme pour l’équilibre du Moyen-Orient. Mais l’affichage d’une démocrature revendiquant l’exercice d’une violence sortie de toute limite est incompatible avec le développement économique comme avec une alliance stratégique durable avec les démocraties. La poursuite des réformes passe donc par le rééquilibrage des pouvoirs et par une forme de mise sous tutelle du prince Mohammed Ben Salman. La monarchie saoudienne et sa modernisation n’échappent pas à la maxime de lord Acton : « Le pouvoir corrompt ; le pouvoir absolu corrompt absolument. »
(Chronique parue dans Le Figaro du 22 octobre 2018)