Dans le cadre du forum « Une époque formidable », organisé à Lyon le 15 octobre 2018 par Acteurs de l’économie – La Tribune, Nicolas Baverez rappelle combien nos démocraties sont fragiles.
Loin des illusions entretenues autour de la fin de l’histoire et de l’avènement universel de la démocratie de marché au moment de la chute de l’Union soviétique, la démocratie est confrontée à sa crise la plus grave depuis les années 1930. Le krach du capitalisme mondialisé dans les années 2000 accouche du krach de la liberté politique dans les années 2010. Les nations libres sont confrontées au renouveau des menaces stratégiques et des régimes politiques se présentant comme une alternative, au confluent des passions nationalistes et religieuses.
D’un côté, la théocratie iranienne et le djihadisme, qui surmonte sa défaite au Levant en se mondialisant du Nigeria aux Philippines et en se restructurant en réseau social niché au cœur des sociétés développées.
De l’autre, les démocratures, dont le modèle a été élaboré par la Russie de Vladimir Poutine. Elles s’organisent autour du culte des hommes forts, du contrôle de l’économie par des oligarques, de la manipulation de la société et des suffrages à travers un vaste effort de propagande, d’une politique de puissance qui érige l’Occident en ennemi.
Mais le premier péril reste la corruption intérieure par la démagogie, dont on sait depuis Athènes qu’elle est une maladie mortelle pour la démocratie. La rupture historique créée par le vote du Brexit au Royaume-Uni puis par l’élection de Donald Trump aux États-Unis en 2016 se révèle plus importante encore que celle provoquée par la chute du mur de Berlin en 1989. Elle est à l’origine d’une onde de choc populiste qui prend aussi bien la forme de la renaissance de l’extrême droite en Allemagne, en Autriche et partout en Europe, de la coalisation antisystème qui gouverne l’Italie et du sécessionnisme catalan que de la démocratie illibérale de Viktor Orban, qui essaime dans toute l’Europe centrale et orientale. Elle acte la désoccidentalisation du monde, la fin du leadership américain et la destruction de l’ordre mondial de 1945, toutes évolutions qui rendent le monde beaucoup plus instable et dangereux pour la liberté.
Engagement et responsabilité
Le populisme prend sa source dans la déstabilisation des classes moyennes provoquée par la mondialisation et la révolution numérique, dans l’explosion des inégalités, dans le repli identitaire face aux vagues migratoires, dans la prise de conscience des menaces intérieures et extérieures sur la sécurité, dans la révolte contre la trahison des élites et l’impuissance des dirigeants. Il souligne la fragilité des démocraties, création miraculeuse de l’Europe des Lumières qui repose sur des principes hétérogènes et contradictoires, tels la liberté et l’égalité, la sécurité et la protection des droits individuels, l’État et le marché. Leur fondement ultime se trouve dans l’engagement et la responsabilité des citoyens, qui peuvent à tout moment être emportés par les passions collectives. Ces faiblesses constituent le premier atout des ennemis de la liberté.
Réarmement politique et moral
La démocratie se découvre plus que jamais vulnérable. Pour autant, elle n’a pas encore perdu face aux défis du XXIe siècle. Tout d’abord, les succès momentanés du djihadisme et des démocratures ne peuvent masquer les impasses à long terme de l’islam politique – qui se réduit à une culture de la pauvreté, de l’oppression et de la mort – comme des régimes qui nient l’État de droit et les libertés, fondant les utopies et les projets collectifs sur l’écrasement des individus. Surtout, les démocraties ont montré par le passé, au milieu puis à la fin du XIXe siècle ou au sortir de la Seconde Guerre mondiale, une remarquable capacité à se réinventer.
Aujourd’hui à nouveau, leur survie passe par la transformation. Il leur faut investir massivement dans l’éducation et la formation tout au long de la vie pour répondre à la mondialisation et à la révolution numérique, imaginer un modèle de croissance durable et inclusive, retisser la cohésion des nations, redonner sens à la souveraineté, améliorer la transparence des décisions et la possibilité pour les citoyens d’y prendre part, garantir la sécurité intérieure et extérieure, réaffirmer leur communauté de destin autour de leurs valeurs communes.
La liberté politique s’affirme comme l’enjeu central du xxie siècle, qui opposera démocraties et démocratures. Sa survie exige un réarmement non seulement militaire mais politique et moral des nations qui s’en réclament. Le combat décisif se livre dans la tête et le cœur des citoyens qui doivent retrouver la foi dans la liberté, la confiance dans ses institutions et la volonté de les défendre. La maxime de Thucydide n’a rien perdu de sa force : « Il n’y a pas de bonheur sans liberté, ni de liberté sans vaillance. »
(Chronique parue sur acteursdeleconomie.latribune.fr le 15 octobre 2018)