Le spectre d’une sortie sans accord du Royaume-Uni de l’UE grandit de jour en jour. Les conséquences économiques seraient catastrophiques.
Le 29 mars 2019, le Royaume-Uni sortira de l’Union européenne, sauf improbable second référendum qui reviendrait sur le vote de juin 2016. Or à moins de six mois de l’échéance, l’impasse reste totale sur les termes d’un divorce à l’amiable, ce qui renforce la probabilité d’une séparation brutale.
Plus de deux ans après le vote du Brexit et l’investiture de Theresa May, le gouvernement britannique n’est toujours pas parvenu à définir une ligne et des objectifs cohérents. Le plan de Chequers a été légitimement rejeté à l’unanimité par les Vingt-Sept, dès lors qu’il prétendait maintenir l’accès au grand marché pour les biens tout en refusant les autres libertés indissociables reconnues par l’Acte unique de 1986 – au premier rang desquelles la libre circulation des personnes. Cet échec ne doit rien à d’hypothétiques manœuvres françaises ou à une supposée volonté de sanctionner les Britanniques : il résulte logiquement de l’application des principes qui ont été fixés dès le début des discussions.
Si humiliation il y a, elle est venue des rangs des « Hard Brexiters » du Parti conservateur qui ont mis en pièces le plan de Chequers pour défendre un statut similaire à celui du Canada, régi par les seules règles de l’Organisation mondiale du commerce. Theresa May est plus que jamais un premier ministre en sursis.
Si l’on exclut l’organisation d’un nouveau référendum qui porterait atteinte à la démocratie et rendrait le pays ingouvernable, deux options restent aujourd’hui ouvertes. La première, qui constitue l’objectif de Theresa May, consiste en un accord de dernière minute. Il implique que le Royaume-Uni accepte les contreparties inévitables à son maintien dans l’union douanière qui absorbe 55 % de ses exportations ainsi que la définition d’un statut particulier pour l’Irlande du Nord intégrant des contrôles sur les flux de biens et services avec l’Angleterre – ce qui conditionne la pérennité des accords de paix du Vendredi saint d’avril 1998. La seconde réside dans l’absence d’accord et la recherche de solutions opérationnelles ponctuelles pendant la période de transition qui s’achèvera le 31 décembre 2020.
Dans tous les cas, les lendemains du Brexit, loin d’un avenir radieux, seront placés sous le signe du désenchantement. Depuis le référendum, le Royaume-Uni a déjà perdu 2,5 points de croissance. La progression de l’activité a été divisée par deux, revenant à 1,5 % en 2018 et 1,3 % en 2019. L’inflation s’est installée au-delà de 3 % et, conjuguée avec la chute de plus de 20 % de la livre, mine le pouvoir d’achat. Après une période de déni, les délocalisations s’accumulent dans la City sans que l’affaiblissement de la finance profite à l’industrie où les investissements ont été divisés de moitié.
Selon la Banque d’Angleterre, l’absence d’accord représenterait pour l’économie britannique un choc équivalent à celui du krach de 2008, provoquant un violent trou d’air de l’activité, une hausse du chômage jusqu’à 10 % de la population active et une envolée du déficit public du fait de l’effondrement des recettes fiscales. À l’horizon de 2030, le Brexit coûterait au Royaume-Uni 5 à 8 points de croissance et amputerait d’un cinquième les revenus des Britanniques. Les dommages sont tels qu’on peut espérer que le légendaire pragmatisme des Anglais reprendra un jour le pas sur l’idéologie.
Le Brexit est par ailleurs indissociable d’une évolution du modèle britannique qui ne peut qu’amplifier la crise sociale et politique. Quels que soient les discours ou les engagements, la seule stratégie possible sera la constitution d’une sorte de Singapour ou de Hongkong aux portes du grand marché, fondé sur la flexibilité du travail et le recours massif à l’immigration, le dumping fiscal et social, la déréglementation financière pour conforter la City, une posture de cheval de Troie pour les investissements des démocratures chinoise, russe ou moyen-orientales vers l’Europe.
Le Brexit n’est pas seulement une tragédie pour le Royaume-Uni, dont la stratégie de redevenir une île à l’âge de l’histoire universelle représente un contresens historique majeur. Il constitue aussi un échec et un grand risque pour l’Europe. Voilà pourquoi les Vingt-Sept doivent poursuivre leurs efforts pour conclure un accord avec le Royaume-Uni respectueux de leurs principes. Mais, quels que soient la forme ultime et les avatars du Brexit, il reste essentiel de rappeler la communauté de valeurs et de destin des nations européennes qui croient en la liberté politique. En Europe comme dans le monde, le véritable clivage du XXIe siècle se jouera moins en termes d’union douanière que de défense ou de négation de la démocratie libérale.
(Chronique parue dans Le Figaro du 08 octobre 2018)