Adopté il y a 60 ans, notre régime politique est adapté aux chocs du XXIe siècle.
En célébrant son 60e anniversaire, la Ve République devient le deuxième régime politique le plus durable en France depuis 1789. En un peu plus de deux siècles, notre pays a expérimenté cinq républiques, trois monarchies, deux empires et un État français de sinistre mémoire. Cette instabilité témoigne de sa difficulté à acclimater la liberté politique. Depuis 1958, la Ve République a résisté au sanglant conflit algérien, à Mai 68, aux chocs pétroliers des années 1970, au krach de 2008 puis à la crise de l’euro, aux attentats djihadistes. Elle a surmonté la démission de son fondateur, en 1969, et le décès de son successeur en 1974, l’alternance de 1981, la décentralisation de 1982, les cohabitations de 1986 et de 1997, le passage au quinquennat en 2000. Le pari institutionnel de De Gaulle, qui consistait à tirer les leçons de la débâcle de 1940 pour garantir en toutes circonstances l’efficacité et la continuité des pouvoirs publics, s’est donc révélé gagnant. À l’inverse, ceux qui affirmaient que la Constitution de 1958 n’était qu’une parenthèse qui se refermerait avec son fondateur se sont lourdement trompés.
La stabilité de la Ve République s’explique par trois raisons. Tout d’abord, son caractère hybride opère une synthèse entre la monarchie, l’empire et le parlementarisme. Il épouse le caractère national en réconciliant la passion pour l’État et l’aspiration à une démocratie directe. Ensuite, l’étendue de ses pouvoirs assure une protection presque absolue du président pendant son mandat. Enfin, la Ve République, au fil de 24 révisions, a montré une exceptionnelle capacité d’adaptation. Mais une Constitution ne vaut que par les hommes qui la mettent en mouvement. Emmanuel Macron, par sa pratique dénaturée des institutions, représente un défi sans précédent pour la Ve République, à tel point qu’il pourrait en menacer la pérennité. La force de la Ve République repose sur la prééminence du chef de l’État au sein de l’exécutif, sur la double légitimité électorale du président et du Parlement, ainsi que sur la mobilisation des citoyens autour d’un projet. La thérapie de choc conduite en 1958, qui a redessiné les institutions, la politique économique, la défense et la diplomatie tout en forçant une issue à la guerre d’Algérie, fut adossée à l’idée de la France portée par le général de Gaulle, et à la construction d’une majorité et d’un parti présidentiels.
La pyramide inversée qui caractérise le système de pouvoir mis en place par Emmanuel Macron exacerbe les travers de la Ve République tout en la fragilisant. L’hyperconcentration des pouvoirs, qui a fait en sorte que nul ni rien ne puisse freiner ou contredire les décisions d’Emmanuel Macron, est suicidaire. Trop de pouvoir tue le pouvoir. Le général de Gaulle, lui, en était conscient : il distinguait le niveau stratégique, qui devait rester le monopole du chef de l’État, celui opérationnel, confié au Premier ministre, et celui tactique, relevant des ministres. La confusion des trois niveaux pour les placer entre les mains du président de la République délégitime sa fonction, paralyse l’État et le conduit à l’échec.
Le projet de révision constitutionnelle, dont la seule logique réside dans un affaiblissement supplémentaire du Parlement, confirme ce danger. La réduction de 30 % du nombre de parlementaires créera des déserts démocratiques. L’introduction d’une dose de 15 % de proportionnelle pour les élections législatives à partir de 2022 instille le poison de l’instabilité et constitue un cadeau inespéré pour les forces populistes au moment où les démocraties affrontent la crise la plus sérieuse depuis les années 1930. La création d’un improbable « forum de la République » ou la suppression du mot « race » dans l’article 1er qui interdit précisément toute discrimination sur ce fondement sont autant de concessions à la démagogie, qui nuisent à l’efficacité de la décision publique tout en rompant avec les principes de notre république. Enfin, Emmanuel Macron a montré autant de virtuosité pour détruire le système politique qu’il témoigne de son incapacité à construire une alternative. Son mépris pour les élus, les partis et le Parlement n’épargne pas LREM. La majorité et le parti présidentiels sont immenses et vides. Dans cet espace béant s’engouffrent les extrémistes. Or la Ve République, par l’étendue des pouvoirs qu’elle donne au président et la puissance qu’elle accorde à l’État, deviendrait un danger mortel pour la démocratie si elle se trouvait mise au service d’un leader populiste. Le véritable risque n’est pas une VIe République qui marquerait le retour au régime d’assemblée, mais une Ve République utilisée pour conduire une révolution chaviste ou pour créer une démocratie illibérale à la manière de Viktor Orban.
La Ve République est un régime garantissant la capacité d’action de l’État, mais cette action doit obéir à une vision et à des principes. La philosophie du « en même temps » débouche sur un relativisme destructeur des valeurs et sur l’impuissance par refus de toute ligne claire sur les questions décisives de la baisse de la dépense publique, de la réforme de l’État, de l’islam, de l’immigration ou de la sécurité. Cioran rappelait que « le propre des régimes agonisants est de permettre un mélange confus de croyances et de doctrines, et de donner en même temps l’illusion qu’on pourra retarder indéfiniment l’heure et le choix ». La Ve République, conçue pour affronter les chocs de l’Histoire, est parfaitement adaptée au XXIe siècle. Encore faut-il revenir à son esprit d’origine, qui consiste à assumer l’heure et le choix, à soumettre les ambitions au service de la France et non pas la France au service de dirigeants saisis par la démesure.
(Chronique parue dans Le Point du 04 octobre 2018)