Le référendum du 16 avril 2018 a mis fin à quatre-vingt-quinze ans de parlementarisme en instaurant un régime hyperprésidentiel.
Recep Erdogan a mis à profit le putsch avorté du 15 juillet 2016 pour effectuer un coup d’État légal qui a transformé la Turquie en démocrature islamique. Le référendum du 16 avril 2018 a mis fin à quatre-vingt-quinze ans de parlementarisme en instaurant un régime hyperprésidentiel. Il confie tous les pouvoirs au chef de l’État qui dirige également le gouvernement, les armées et les services secrets ainsi que le parti AKP, tout en légiférant par décret et en nommant à tous les postes, y compris dans la magistrature et l’enseignement. Le basculement de la Turquie dans l’autocratie a été définitivement acté par l’élection présidentielle du 24 juin 2018 qui, non sans fraudes avérées, a vu la réélection d’Erdogan au premier tour avec 52,5 % des voix.
Comme il était prévisible, l’évolution vers une présidence à vie sur le modèle de la Russie de Vladimir Poutine s’est traduite par une radicalisation du régime. Au plan intérieur, la répression et l’islamisation de la société se sont accélérées. Près de 50 000 personnes ont été incarcérées dans l’arbitraire le plus total. Plus de 150 000 fonctionnaires ont été limogés, d’innombrables écoles et universités fermées. Les médias dissidents ainsi que des centaines d’entreprises ont été confisqués et confiés à des oligarques proches du pouvoir. Les administrations, à commencer par la justice et l’éducation, ont été islamisées.
Au plan international, Erdogan entend tout à la fois renouer avec l’Empire ottoman, s’imposer comme le leader du monde sunnite à travers son alliance avec les Frères musulmans contre l’Arabie saoudite et l’Égypte, participer à un axe des démocratures opposé à l’Occident, avec la Chine, l’Iran et surtout la Russie.
Le nouveau sultan, dont la démesure s’incarne dans le palais de quelque 600 millions de dollars qu’il a fait élever à Ankara, a pourtant un talon d’Achille : l’économie. Elle entre en récession en raison de la stratégie de croissance à tout prix poursuivie pour gagner le référendum puis l’élection présidentielle.
La Turquie présente tous les symptômes annonciateurs d’une crise financière et bancaire majeure, comparable à celle de 2000-2001.
L’économie est entrée en surchauffe avec une croissance de 7,4 % en 2017, financée par la dette extérieure qui atteint 52 % du PIB et fait s’envoler l’inflation qui approche 17 % par an. Le déficit de la balance courante s’élève à 7 % du PIB. Le chômage touche 10 % de la population active et plus d’un jeune sur cinq. D’où une fuite massive des capitaux sanctionnée par l’effondrement de la livre de 40 % et la chute de la Bourse de plus de 20 % depuis le début de l’année. D’où la spirale de la récession en raison de multiplication des défauts d’entreprises et des difficultés croissantes des banques pour se refinancer.
La responsabilité d’Erdogan est directement engagée dans la descente en vrille de l’économie en raison de la multiplication des grands travaux et des chantiers pharaoniques financés par déficit budgétaire et dette extérieure. Le veto qu’il a opposé à l’augmentation des taux d’intérêt jugés contraires à l’islam explique l’emballement de la crise monétaire et financière. Le népotisme affiché avec la nomination de son gendre comme ministre des Finances ou le refus de tout contre-pouvoir illustré par la mainmise sur la banque centrale (CBRT) alimentent la défiance de la population, des investisseurs et des marchés. Le bras de fer avec Donald Trump autour de la condamnation du pasteur Andrew Brunson pour « terrorisme et espionnage » a porté le coup de grâce, déclenchant de lourdes sanctions avec le doublement des droits de douane sur les exportations d’acier et d’aluminium aux États-Unis.
La Turquie se trouve plongée dans une crise économique, monétaire et financière qu’elle aura beaucoup de mal à surmonter. Ses besoins de refinancement à l’horizon d’un an s’élèvent à 230 milliards de dollars – dont 110 milliards pour les banques et 65 milliards pour les entreprises - ; ils ne sont pour l’heure couverts que par le Qatar à hauteur de 12 milliards et par la Russie à hauteur de 10 milliards. Le relèvement des taux d’intérêt à 24 %, décidé le 13 septembre par la CBRT, intervient trop tard et se trouve en partie annihilé par la perte d’indépendance et de crédibilité de la banque centrale. Il ne peut avoir d’effet qu’accompagné d’un plan de rigueur budgétaire hautement improbable. La crise de la balance des paiements exigerait un soutien financier du FMI qu’Erdogan exclut catégoriquement.
La révolution conduite par Mustafa Kemal en 1923 fit entrer la Turquie dans la modernité. La contre-révolution islamique réalisée par Erdogan en 2018 l’enferme dans une régression autocratique, impérialiste et fondamentaliste et fait de nouveau de la Turquie l’homme malade du Moyen-Orient.
(Chronique parue dans Le Figaro du 17 septembre 2018)