Le texte de Monseigneur Viganò contre le pape jette la lumière sur la crise qui secoue le catholicisme.
Cinq cents ans après la publication des 95 thèses de Luther, le 31 octobre 1517, l’Église affronte une crise existentielle. Comme au XVIe siècle, elle mêle le dérèglement des mœurs d’une partie du clergé, l’incompréhension et le doute des fidèles, le divorce d’avec la société et le monde modernes.
L’épître satanique lancée par Mgr Carlo Maria Viganò appelant à la démission du pape François en instrumentalisant les turpitudes du cardinal McCarrick n’a guère de précédents. Elle émane d’un authentique prince de l’Eglise, ancien nonce apostolique à Washington, auparavant secrétaire général du gouvernement de la cité du Vatican chargé de la gestion du personnel de la curie romaine au sein de la secrétairerie d’État, qui viole ouvertement son devoir de loyauté et de discrétion. Au-delà du ressentiment personnel à la suite de sa relégation loin du Vatican, son texte met à nu les cinq ressorts de la crise intérieure qui mine l’Église : les luttes féroces pour le pouvoir qui expliquent comment le pape François s’est trouvé l’obligé du cardinal McCarrick, dont l’intervention fut décisive dans son élection ; le sexe, avec les ravages de la pédophilie, dont il est démontré dans de nombreux cas qu’elle relève du basculement de pans entiers de l’Église dans la criminalité organisée, comme au Chili, en Irlande, en Pennsylvanie, où un réseau de quelque 300 prêtres auraient agressé plus d’un millier d’enfants pendant des décennies ; l’argent, avec la multiplication des scandales financiers, à l’image du blanchiment pratiqué à vaste échelle par l’Institut pour les œuvres de la religion ; le dogme, avec une opposition frontale entre les conservateurs et l’ouverture engagée par le pape François vers les divorcés remariés et les homosexuels ; le choc des religions, avec une incertitude sur la réponse à apporter à l’islamisme radical et le déni du renouveau des guerres de religion.
Par ses excès et sa maladresse, l’appel de Mgr Viganò conforte le pape François. Pour autant, l’Église se trouve bel et bien à l’heure de vérité. Deux conceptions se font face : une Église des clercs qui se revendique comme un pouvoir à part entière, en surplomb face à la société et aux autres pouvoirs ; une Église inclusive des fidèles, tournée vers les questions sociales, la protection de l’environnement et l’intégration des migrants.
L’Église ne peut rester immobile au milieu d’un monde en révolution. Les défis sont gigantesques : réintégrer l’Église dans l’État de droit en livrant à la justice non seulement les prêtres pédophiles, mais aussi ceux qui les ont protégés ; revoir la place des femmes, pourtant centrale dans l’Évangile ; ouvrir la prêtrise au-delà du célibat, qui, pour quelques saints authentiques et beaucoup de vocations accomplies, produit nombre de frustrés, dont certains prêts aux pires déviances ; refonder le rapport avec la science, notamment autour de la bioéthique.
Les difficultés de cette réforme sont immenses, car elle doit respecter la permanence du message évangélique, concilier l’universalité de l’Église et la diversité des cultures, ne pas désespérer le clergé, qui a joué un rôle décisif dans l’exceptionnelle longévité du catholicisme depuis sa naissance au sein de l’Empire romain. Tout en se transformant, l’Église doit éviter un nouveau grand schisme. La démarche du pape François cherchant à rendre la parole aux fidèles et critiquant le cléricalisme est assurément salutaire ; elle ne réussira cependant que dans la mesure où il mettra un terme à ses dérapages sur le capitalisme comme cause du djihadisme ou sur la psychiatrie comme remède pour les enfants qui se découvrent homosexuels.
La réforme de l’Église intéresse tous les hommes au-delà des catholiques. Le catholicisme a joué un rôle clé dans l’invention de la liberté moderne dans l’Europe des Lumières, comme l’a montré François Furet en éclairant les origines religieuses de la Révolution française. Jean-Paul II fut l’un des artisans de la chute du soviétisme. L’Eglise catholique demeure aujourd’hui l’un des rares refuges de la liberté dans les démocratures, notamment en Chine. La religion constitue une dimension fondamentale de l’existence humaine et contribuera à la survie ou à disparition de la démocratie au XXIe siècle. Soljenitsyne concluait son discours de Harvard, prononcé le 8 juin 1978, dans ces termes visionnaires : « Le monde, aujourd’hui, est à la veille sinon de sa propre perte, du moins d’un tournant de l’Histoire qui ne le cède en rien au tournant du Moyen Âge sur la Renaissance : ce tournant exigera de nous une flamme spirituelle, une montée vers une nouvelle hauteur de vue, vers un nouveau mode de vie où ne sera plus livrée à la malédiction, comme au Moyen Âge, notre nature physique, mais où ne sera pas non plus foulée au pied, comme dans l’ère moderne, notre nature spirituelle. » Le XXIe siècle sera spirituel ou ne sera pas. Et si l’Église catholique n’a plus le monopole de la spiritualité, elle continue à témoigner tant de la dignité de l’homme – dont Benoît XVI rappelait dans son encyclique « Caritas in Veritate » qu’il est « le premier capital à sauvegarder et à valoriser » – que des dangers mortels qu’il court quand il cède à la démesure pour s’idolâtrer lui-même.
(Chronique parue dans Le Point du 13 septembre 2018)