Il est vital que l’Europe continentale dispose d’une ou deux villes-mondes, ces nœuds de la mondialisation.
Pour Fernand Braudel, chaque époque voit le capitalisme s’organiser autour d’une ville-monde qui constitue son cœur, à l’image de Venise, Anvers, Gênes, Amsterdam, Londres puis New York : « C’est là que le soleil de l’histoire fait briller les plus vives couleurs, là que se manifestent les hauts prix, les hauts salaires, la banque, les marchandises “royales”, les industries profitables, les agricultures capitalistes ; là que se situent le point de départ et le point d’arrivée des longs trafics, l’afflux des métaux précieux, des monnaies fortes et des titres de crédit. »
Le XXIe siècle s’affirme comme le temps des villes-mondes. La mondialisation ne s’organise plus autour d’une capitale unique mais d’un réseau de métropoles connectées : New York, Los Angeles et San Francisco, Pékin, Shanghai et Hong Kong, Mumbai, Londres, Dubaï et Singapour, Mexico et Sao Paolo, Lagos ou Istanbul.
En 2050, 6,5 milliards d’individus, soit les deux tiers de l’humanité, vivront dans les villes. Le nombre des citadins augmente de 200 000 personnes par jour. Il doublera en Asie et triplera en Afrique d’ici à la moitié du siècle. Déjà, 15 métropoles concentrent plus de 20 millions d’âmes. Elles vont encore croître pour donner naissance à d’immenses agglomérations, tels le grand Pékin, qui pourrait compter jusqu’à 110 millions d’habitants, ou Lagos, qui en accueillera plus de 30 millions.
Ces mégalopoles concentrent les cerveaux et les bras, les emplois qualifiés et fortement rémunérés, les richesses, les services publics de qualité, les innovations et les centres de décision. D’où leur attrait irrésistible. Mais elles doivent aussi relever des défis redoutables. Défi de la polarisation entre des quartiers florissants, privilégiés, et des bidonvilles qui se multiplient et où se serrent près d’un milliard d’hommes, qui seront plus de 2 milliards en 2050. Défi des inégalités croissantes, du repli communautaire et de la ségrégation en ghettos. Défi de l’environnement lié à la pollution, à l’étalement urbain, au traitement des ordures, mais aussi au réchauffement climatique, qui multiplie les risques de catastrophes majeures. Défi de l’accès aux ressources rares, notamment à l’eau, dont la pénurie sévit déjà au Cap, à Mexico, à Melbourne ou à Sao Paulo et pourrait s’étendre à une centaine de métropoles. Défi de la sécurité, avec la criminalité qui s’observe à Caracas, Mexico et Rio, mais aussi les risques propres au terrorisme de masse. Défi du pouvoir et des possibles dérives autoritaires au moment où certaines mégalopoles redeviennent plus puissantes que les États impotents et surendettés et où le numérique permet de placer sous contrôle la vie et la pensée de tout individu, à l’image du carnet civique mis en place en Chine.
À l’âge de l’histoire universelle, les villes-mondes, loin d’être soumises à la loi uniforme des algorithmes, conserveront une identité forte et un esprit singulier.
Des villes nouvelles continueront à sortir de terre, conçues d’emblée comme des écosystèmes soutenables, pilotés par le recueil et le traitement des données, telles Songdo en Corée du Sud, Shenzhen en Chine qui a vocation à jouer un rôle de laboratoire pour la lutte contre la pollution, ou encore les villes créées par Google ou Facebook en Californie. Mais l’enjeu déterminant demeure l’adaptation des mégalopoles existantes, qui devront à la fois croître et repenser leur organisation, leur mode de développement et leur gouvernance.
Les technologies de l’information joueront un rôle central avec l’émergence des villes intelligentes, mais elles relèvent des moyens et non des fins. Elles devront être mises au service des grands objectifs qui détermineront le succès des villes-mondes : le développement économique fondé sur l’innovation et la valorisation optimale des ressources humaines ; la croissance inclusive indissociable de la qualité de l’éducation et de la santé ; l’insertion dans un réseau de villes-relais et la mobilité ; l’évolution vers un modèle de ville durable et propre (les villes concentrent 80 % des émissions de gaz à effet de serre sur 2 % de la surface de la planète) ; l’endiguement de l’étalement urbain ; la sécurité via la prévention et la gestion active des risques ; l’association des citoyens aux décisions et la décentralisation du pouvoir.
Le réseau des villes-mondes redéfinit la hiérarchie des nations et des continents. Au moment où Londres voit son statut remis en cause par le Brexit, il est vital que l’Europe continentale dispose d’un ou deux de ces nœuds de la mondialisation. Les nombreux atouts de Paris ont été annihilés par le décrochage de notre pays et par la gestion calamiteuse de la capitale, qui s’est coupée tant de sa région que du monde du XXIe siècle tout en cumulant insécurité, insalubrité, thrombose et hausse de la pollution. Il est très heureux que le succès spectaculaire des métropoles comme Lyon, Bordeaux ou Toulouse mette fin au tableau de notre pays réduit à Paris entouré d’un désert. Mais le redressement de la France est indissociable de l’accession de Paris au rang de ville-monde. Voilà pourquoi il est vital de relancer le projet du Grand Paris au lieu de laisser notre capitale dépérir.
(Chronique parue dans Le Figaro du 23 juillet 2018)