Les négociations sur le Brexit sont au point mort. Pendant ce temps, l’économie prend l’eau.
Deux ans après le vote des Britanniques en faveur du Brexit, les négociations entre le Royaume-Uni et l’Union européenne sont au point mort. Et ce du fait de l’incapacité du gouvernement britannique à dépasser une posture à la fois dogmatique et erratique pour définir une position sur les futures relations avec l’Europe. Theresa May a consacré plus de temps à essayer de trouver un compromis au sein de son gouvernement qu’à faire avancer les négociations avec Bruxelles. Sans résultat aucun.
Alors que la sortie du Royaume-Uni est fixée au 29 mars 2019, les options sont toujours aussi multiples que floues, ce qui rend impossible la conclusion d’un accord pour le sommet européen d’octobre 2018. Les discussions butent sur l’incohérence persistante des objectifs du Royaume-Uni. L’accès au grand marché et à l’union douanière – enjeu vital puisqu’ils absorbent 55 % des exportations britanniques – est incompatible avec le refus de toute contribution au budget de l’Union, de sa réglementation et de la compétence de la Cour de justice. La pérennité des accords de paix du Vendredi saint d’avril 1998 en Irlande est inconciliable avec le retour d’une frontière qui partagerait l’île, et le projet d’une douane numérique relève de la chimère.
Les seules solutions réalistes résident dans le maintien de l’union douanière, exclue par les partisans du Brexit, et la définition d’un statut particulier pour l’Irlande du Nord, qui constitue une cause de rupture pour les unionistes, dont dépend la survie de la coalition hétéroclite bâtie par Theresa May. L’hypothèse d’une période de transition longue a également été réfutée par les tenants du Brexit. Craignant à juste titre qu’elle n’ouvre la possibilité d’un nouveau vote des Britanniques, ils ont obtenu que l’alignement sur les règles douanières de l’Union s’achève au plus tard fin 2021. Dans ces conditions, le scénario d’une rupture sans accord devient de plus en plus probable. Le Royaume-Uni se transformerait alors en pays tiers vis-à-vis duquel s’appliqueraient les règles de l’OMC, ce qui implique le retour aux tarifs et aux contrôles douaniers ainsi que l’application de réglementations propres.
Pendant que la diplomatie piétine et que la cacophonie s’installe au sein du gouvernement et des conservateurs britanniques, la situation du Royaume-Uni se dégrade rapidement. La croissance a chuté de 3 % à 1,5 % en 2018 et sera limitée à 1,3 % en 2019. Les pertes d’emplois prévisionnelles s’accumulent dans la City (plus de 75 000 postes en cours de délocalisation) et l’industrie, où Airbus (14 000 salariés et 110 000 avec les sous-traitants) et BMW (plus de 8 000 salariés chez Rolls-Royce et Mini) menacent de s’exiler. Les investissements étrangers ont diminué de moitié. L’inflation a bondi à 3 % quand les salaires stagnent et que le pouvoir d’achat est laminé par le plongeon de plus de 20 % de la livre sterling. À l’horizon 2030, il se confirme que le Brexit coûtera au Royaume-Uni de 5 à 8 points de croissance et amputera d’un cinquième les revenus des Britanniques.
Au plan politique, une instabilité chronique s’est installée, nourrie par la faiblesse de Theresa May, sans légitimité pour conduire le Brexit auquel elle était opposée et sans majorité solide depuis la déroute des élections de juin 2017. La chute de sa fragile coalition déboucherait très probablement sur la victoire du Labour de Jeremy Corbyn, dont le programme se résume à la formule peu diplomatique de Boris Johnson pour répondre à l’inquiétude croissante des entreprises : « Fuck business ! » Au Royaume-Uni comme en Italie, la démagogie rapproche les extrémistes, qui s’accordent pour sacrifier la raison politique et économique aux passions hostiles au marché et à l’Europe.
Au plan international, le slogan « Global Britain »se résume à une grande illusion. La revendication d’une souveraineté mondiale du Royaume-Uni est réduite à néant par le tournant isolationniste des États-Unis. Au sein d’une mondialisation gagnée par le protectionnisme qui se restructure en grands blocs régionaux, le Royaume-Uni est promis à la marginalisation. Le risque de son éclatement est réel : en l’absence d’accord avec l’Union, le Brexit débouchera nécessairement sur des référendums pour trancher sur la réunification de l’Irlande, au demeurant inévitable à terme, et sur l’indépendance de l’Écosse.
Le Brexit est une tragédie qui réservera encore bien des surprises sans pour autant connaître d’issue heureuse. Son équation ne peut trouver de solution, sauf si le chaos provoqué par le Brexit finit par tuer le Brexit. Sa principale leçon reste qu’il est impossible de revenir sur les acquis de plus de quarante années d’intégration au sein de l’Union sans infliger des dommages démesurés au niveau de vie de la population, à la liberté des citoyens et à la souveraineté de la nation.
Sur la mer déchaînée de ce début de XXIe siècle, les partisans du Brexit soulignaient à bon droit que l’Europe ressemble à un paquebot sur lequel on trouve trop de capitaines. Ils ont fait bien pis en réduisant le Royaume-Uni à l’état de bateau ivre, sans cap ni capitaine.
(Chronique parue dans Le Point du 05 juillet 2018)