Confirmée au G7, la démolition des structures du système international par Donald Trump rebat les cartes de la puissance. À l’Europe d’en profiter.
L’Histoire n’est plus seulement en mouvement ; elle bascule. Depuis 1917, les États-Unis exerçaient leur leadership. Depuis 1945, ils réassuraient le système international, la sécurité des démocraties et le capitalisme en contrepartie de l’hégémonie du dollar et de l’extraterritorialité du droit américain. En un an, Donald Trump a liquidé cet héritage en isolant les États-Unis et en les transformant en risque pour la stabilité politique et économique du monde libre. Le G7 de La Malbaie, au Canada, acte la fracture qui sépare désormais les Etats-Unis de leurs alliés, mais aussi le retour du monde à l’état de jungle du fait de la désintégration des institutions et des règles qui permettaient de prévenir les conflits et d’encadrer la violence. Le sommet s’est ainsi achevé sur un fiasco sans précédent.
En guise de « levée des malentendus », promise par Emmanuel Macron, et d’apaisement des tensions, Donald Trump a annoncé une extension de la guerre commerciale à l’industrie automobile. Les désaccords ont pris une dimension stratégique avec la justification des mesures de protection par la sécurité nationale des États-Unis. Ils sont amplifiés par la proposition incohérente de réintégrer la Russie au sein du G8 alors que Vladimir Poutine multiplie les menaces à la suite de son discours du 1er mars et qu’un nouveau train de sanctions a été décidé en raison de l’affaire Skripal. Le Japon, pour sa part, s’inquiète du sommet de Singapour, que Donald Trump aborde dans la plus totale improvisation, contrastant avec la préparation méthodique de Kim Jong-un. Enfin, la discorde au sein des démocraties a pris un tour personnel puisque le président américain a choisi de remercier son hôte, Justin Trudeau, en le qualifiant de « malhonnête et faible ».
À l’initiative des États-Unis, le monde s’engage dans une guerre commerciale inédite depuis les années 1930. Si Donald Trump a dû renoncer à instaurer une taxe de 20 % aux frontières sur les importations, il s’est retiré du Pacte transatlantique et s’apprête à dissoudre de facto l’Aléna au profit de négociations séparées avec le Canada et le Mexique. Simultanément, des surtaxes de 10 et 15 % ont été imposées sur les importations d’acier et d’aluminium et des vagues de sanctions ont été prises contre l’Iran et la Russie. Les cibles de la prochaine escalade sont connues : d’un côté l’industrie automobile (8,7 millions de voitures importées aux Etats-Unis pour un marché de 17,23 millions de véhicules en 2017), avec en ligne de mire l’Allemagne, qui détient 40 % du segment haut de gamme ; de l’autre, l’OMC, disqualifiée et dénoncée en tant qu’organisation multilatérale.
Les conséquences sont d’abord économiques. Les États-Unis rééditent la tragique erreur de la loi Hawley-Smoot du 17 juin 1930 qui, en augmentant les droits de douane de 38 à 59 % sur plus de 20 000 produits, a amplifié la récession américaine puis déclenché une course au protectionnisme et aux dévaluations compétitives, provoquant la chute des trois quarts des échanges et des paiements mondiaux en une décennie. Déjà, les investissements directs étrangers ont reculé de 23 % en 2017.
L’impact stratégique est plus inquiétant encore. Pour contourner le Congrès, Donald Trump a invoqué des motifs de sécurité nationale pour fonder ses mesures protectionnistes. Le paradoxe ultime veut qu’elles visent en priorité les alliés des États-Unis. Quand les surcapacités et les pratiques déloyales sont le fait de la Chine, les sanctions ciblent l’Europe, le Canada, le Mexique et le Japon. À preuve, la levée des sanctions contre ZTE, véritable menace sur le plan technologique, en contrepartie d’une amende réduite à 1,4 milliard de dollars et de l’autorisation donnée par Pékin à Qualcomm de racheter NXP. L’Europe est ainsi menacée de devenir la variable d’ajustement de la rivalité commerciale et technologique entre Washington et Pékin. Les dommages collatéraux sont inévitables sur l’Otan comme sur l’alliance avec le Japon ou avec la Corée du Sud.
Tandis que le G7 se déchirait, un sommet de l’Organisation de coopération de Shanghai se déroulait le 9 juin à Qingdao, à l’invitation de Pékin, qui rassemblait la Chine, l’Inde, la Russie, l’Iran, le Pakistan et divers pays d’Asie, unis pour contester le protectionnisme américain ainsi que la remise en question de l’accord de Vienne sur le nucléaire iranien. Le sommet fut l’occasion pour Xi Jinping de promouvoir les « routes de la soie », qui mobilisent plus de 1 000 milliards de dollars sur 900 projets, profitant du vide laissé par le retrait des États-Unis. Elles permettent à Pékin d’exporter son modèle total-capitaliste tout en prenant, grâce à l’arme de la dette, le contrôle de certains pays et des infrastructures essentielles de la mondialisation.
La démolition des structures du système international et de la solidarité occidentale par Donald Trump souligne l’utilité et les atouts de l’Union. Contrairement à la voie suicidaire empruntée par le Royaume-Uni avec le Brexit, l’Union à 27 peut peser, si elle reste unie, en raison de ses 450 millions de consommateurs, de son État de droit et de l’euro, qui devrait être transformé en monnaie de règlement international à part entière. Le calamiteux G7 de La Malbaie doit réveiller les Européens et les conduire à passer des mots aux actes : durcissement des mesures compensatoires de 2,8 à 6,4 milliards pour respecter une stricte parité avec les États-Unis ; mise en place de protections pour éviter que les 200 milliards de réduction des excédents commerciaux avec les États-Unis annoncés par Pékin ne se déversent sur le grand marché ; soutien du multilatéralisme avec le Canada, le Japon, la Corée, le Mexique et l’Amérique latine ; engagement aux côtés des contrepouvoirs et de la société civile aux États-Unis ; défense des valeurs démocratiques : liberté et dignité des hommes, respect de l’État de droit, recherche du compromis contre le culte de la force. Machiavel rappelait à juste titre qu’« on fait la guerre quand on veut, on la termine quand on peut ». Donald Trump découvrira à ses dépens que la formule s’applique également à la guerre commerciale.
(Chronique parue dans Le Point du 14 juin 2018)