Premier ministre autoritaire de 1981 à 2003 et responsable du décollage économique de son pays, Mahathir Mohamad, 92 ans, est de retour au pouvoir.
La Malaisie est l’un des laboratoires du décollage des pays émergents et un symbole des « tigres » de l’Asie-Pacifique. Lorsque le pays accède à l’indépendance, en 1957, il semble mal parti, enfermé dans la grande pauvreté, avec un revenu de 300 dollars par habitant. Soixante ans plus tard, en dépit de la sécession de Singapour en 1965, la Malaisie est devenue la 29e puissance économique mondiale. La population, urbanisée à 75 % et alphabétisée à 94 %, dispose d’un revenu de 9 820 dollars par habitant (26 000 dollars en parité de pouvoir d’achat). La croissance atteint 5,3 % par an ; le chômage est réduit à 3,4 % de la population active et l’inflation à 4 % par an ; la balance courante est excédentaire de 2,5 % du PIB. La structure productive est diversifiée (services pour 55 %, industrie pour 27 %, mines et énergie pour 9 %, agriculture pour 9 %), même si le pétrole génère 30 % des recettes publiques. La pauvreté a été réduite depuis les années 1970 de 50 à 5 % de la population. Le déficit public est contenu à 3 % du PIB et la dette à 55 % du PIB.
Le promoteur de ce miracle économique fut Mahathir Mohamad, Premier ministre de 1981 à 2003. En effet, le décollage de la Malaisie ne date pas de son indépendance, mais des années 1970, en réaction aux sanglantes émeutes de 1969 entre Malais et Chinois qui furent proches d’emporter l’unité nationale. Les dirigeants du pays firent alors le choix de l’industrialisation tirée par les exportations tout en instaurant une discrimination positive au profit des Malais. Pour autant, le revenu par habitant plafonnait autour de 1 000 dollars par tête en 1980, notamment du fait de la faible productivité du vaste secteur public.
C’est Mahathir qui érigea la Malaisie en tigre en s’inspirant largement du modèle singapourien élaboré par Lee Kuan Yew. Sur le plan économique, la stratégie reposa sur la privatisation des entreprises publiques et par l’ouverture au commerce et aux capitaux internationaux, favorisant la hausse de 9 % par an des exportations. L’État conserva un rôle central dans le pilotage du développement, le choix des secteurs prioritaires et l’orientation des investissements. Simultanément, le caractère autoritaire du régime fut renforcé par la répression impitoyable de l’opposition et des médias, assumant la divergence avec la libéralisation économique.
Sur le plan international, Mahathir se posa en héraut du Sud contre le Nord, revendiquant l’originalité des valeurs asiatiques contre l’universalisme propre à l’Occident. Pour le meilleur, quand il s’opposa au FMI lors de la crise asiatique de 1997 en choisissant d’indexer le ringgit sur le dollar et d’instaurer un contrôle des changes, ce qui permit un rétablissement rapide de la Malaisie. Pour le pire, avec une dérive antisémite qui le porta à soutenir en 2003 que « les juifs dirigent le monde par procuration ».
Les excès de Mahathir aboutirent à son retrait de la vie publique en 2003 au profit d’Abdullah Badawi, en 2003, puis de Najib Razak, en 2009, qui devaient incarner un leadership plus modéré et respectueux des minorités tout en préservant le monopole du Barisan Nasional, parti au pouvoir depuis l’indépendance. Ironie de l’histoire, c’est ce même Mahathir, à 92 ans, qui vient, le 9 mai, de réaliser la première alternance depuis l’indépendance, prenant la tête de l’opposition pour pulvériser son ancien parti.
La victoire de Mahathir sur son dauphin, Najib Razak, est aussi nette qu’inattendue, transcendant les clivages raciaux, sociaux et territoriaux. Elle s’explique avant tout par la dérive kleptocratique de Najib Razak et du Barisan Nasional, qui avaient à tort la conviction d’être au pouvoir pour l’éternité, soutenus à la fois par la Chine de Xi Jinping, dans le cadre du programme des routes de la soie, et par Donald Trump. Le scandale de trop fut celui du fonds souverain 1Malaysia Development Berhad, duquel ont été détournés plus de 10 milliards de dollars, dont 4,5 au profit de Najib Razak et de ses proches (sa femme a, entre autres, acquis un collier d’une valeur de 27,3 millions de dollars), ce qui a justifié l’ouverture d’une enquête du FBI aux États-Unis. Loin de s’excuser et de rembourser, l’ancien Premier ministre a réagi en lançant une campagne de pure … démagogie, alliant racisme d’État, promesses de baisses d’impôts et d’aides sociales massives, avant d’essayer de prendre la fuite au lendemain de l’élection – tentative déjouée par la mobilisation de la population, qui bloqua les aéroports.
Mahathir se trouve aujourd’hui dans la posture peu commune d’un autocrate ayant pour mission historique d’assurer la transition de la Malaisie vers la liberté politique. Les défis sont immenses et urgents. Organiser la passation du pouvoir d’ici à deux ans à Anwar Ibrahim, qui milite pour le changement politique et a passé huit des vingt dernières années en prison avant d’être libéré le 16 mai. Restaurer l’État de droit et lutter contre la corruption. Accepter l’existence d’une opposition et d’une liberté des médias. Rompre avec le communautarisme et rééquilibrer le développement au profit des États périphériques de Sabah et du Sarawak. Restaurer la souveraineté de la Malaisie face à la Chine, qui poursuit la prise de contrôle de ses infrastructures essentielles à travers le projet de chemin de fer d’est en ouest et le nouveau port de Malacca, destiné à lui assurer le contrôle du détroit.
Mahathir Mohamad possède assurément l’autorité et l’énergie pour répondre à ces enjeux. Reste à savoir s’il en a la volonté. Il deviendrait alors le père de la démocratie et de la nation malaises après avoir été l’inventeur du tigre malais.
(Chronique parue dans Le Point du 07 juin 2018)