L’Iran a rempli ses engagements dans le domaine nucléaire. À l’inverse, les États-Unis s’affranchissent du droit international en violant la résolution des Nations unies.
Donald Trump a mis ses menaces à exécution en annonçant la sortie des États-Unis de l’accord sur le nucléaire iranien, signé à Vienne le 14 juillet 2015, et la remise en vigueur des sanctions économiques visant Téhéran. Pour n’être en aucun cas une surprise, ce nouveau coup de force est lourd de conséquences. Il renverse en effet les rôles. L’Iran, souvent qualifié d’État voyou, a rempli ses engagements dans le domaine nucléaire, comme en atteste l’Agence internationale de l’énergie atomique. À l’inverse, les États-Unis, après avoir sapé la levée des sanctions par l’ambiguïté maintenue dans le domaine de la finance, qui a de facto interdit aux banques d’accompagner l’ouverture du marché iranien, s’affranchissent du droit international en violant la résolution des Nations unies validant l’accord de Vienne.
Un engrenage infernal est lancé. En Iran, les conservateurs, unis autour du guide suprême, Ali Khamenei, voient confirmée leur dénonciation de l’accord de Vienne comme un marché de dupes. Le risque est très élevé d’une relance du programme nucléaire, avec pour objectif de disposer de l’arme atomique à horizon d’un an afin de sanctuariser le régime, incitant en retour les États-Unis et Israël à effectuer des frappes préventives. En Syrie, l’escalade est déjà engagée, avec les raids israéliens du 9 mai ciblant les sites des brigades iraniennes al-Qods, dans la continuité des opérations des 9 et 30 avril derniers. Le chaos du Moyen-Orient s’internationalise, ajoutant à la dynamique de la guerre de religion l’affrontement direct des puissances : l’axe constitué par Israël, l’Arabie saoudite et l’Égypte, bénéficiant du soutien des États-Unis, fait face à l’Iran appuyé par la Turquie et la Russie. Le tout sur fond de prolifération nucléaire et balistique, l’Arabie saoudite, la Turquie et l’Égypte n’entendant pas laisser à l’Iran le monopole de l’arme atomique. Le tout entraînant l’envolée du prix du pétrole, qui menace la reprise de l’économie mondiale.
Simultanément, Donald Trump s’apprête à rencontrer le 12 juin à Singapour Kim Jong-un, le dictateur de la Corée du Nord qui dispose désormais de 13 à 20 têtes nucléaires et du potentiel pour en détenir une cinquantaine à l’horizon de 2020, d’une capacité balistique qui lui permet de frapper le territoire des États-Unis et d’une redoutable force de frappe cybernétique. L’enjeu est décisif pour la péninsule coréenne, qui reste divisée de part et d’autre du 38e parallèle en vertu de l’armistice intervenu le 27 juillet 1953. Au-delà, l’avenir de l’Asie se trouve suspendu à un éventuel retrait des 28 500 soldats américains présents en Corée du Sud et à l’affaiblissement de la dissuasion élargie aux alliés des États-Unis qui laisseraient le champ libre à l’expansion chinoise.
Or Kim Jong-un aborde cette négociation vitale pour sa survie et celle de son régime en position de force, au plan stratégique et diplomatique, sinon économique. Le sommet constitue en soi un premier succès pour le régime de Pyongyang, qui se voit reconnaître une stature mondiale et ouvrir la perspective d’une réintégration dans la communauté internationale en tant que puissance nucléaire. L’offensive de charme lancée lors des Jeux olympiques de Séoul a été prolongée par la rencontre avec le président sud-coréen, Moon Jae-in, sur la ligne de front, le 27 avril dernier, puis par l’annonce de la fermeture du site d’essai nucléaire de Punggye-ri – qui met en porte à faux les menaces de frappes et de sanctions des États-Unis. Enfin la Corée du Nord s’est réconciliée avec la Chine et s’est assuré son soutien lors des deux rencontres entre Kim Jong-un et Xi Jinping, à Pékin puis à Dalian, qui ont permis de réaligner les intérêts des deux pays.
Dans le passé, la Corée du Nord n’a jamais respecté les engagements pris vis-à-vis de la communauté internationale en 1994, en 2005 puis en 2007, poursuivant ses programmes nucléaire et balistique en dépit des aides alimentaire, économique et énergétique qui lui étaient apportées. Sous la perspective d’un traité de paix pointe la volonté d’obtenir le retrait militaire des États-Unis de Corée du Sud. Sous la dénucléarisation se dessine non pas l’abandon par Pyongyang de l’arme atomique qui constitue son assurance de survie, mais sa participation à la négociation sur de futurs accords de désarmement. Sous l’éventuel abandon des missiles intercontinentaux se cache la conservation d’un imposant arsenal de fusées à courte et moyenne portée qui visent la Corée du Sud et le Japon. D’où l’incohérence de Donald Trump, qui cherche à conclure avec Kim Jong-un le même type d’accord qu’il a dénoncé avec l’Iran – validant au passage le fait que la bombe nucléaire constitue l’arme fatale entre les mains des dictateurs pour se protéger contre les velléités de changement de régime nourries par les États-Unis. D’où l’inquiétude fondée des alliés asiatiques des États-Unis, Japon, Corée du Sud et Taïwan, dont la sécurité est en passe d’être sacrifiée à celle des États-Unis qui étaient censés les garantir, notamment face à la Chine.
Le constat est brutal. Les États-Unis, qui rassuraient les démocraties depuis 1945, deviennent un risque du fait de l’incohérence de leur stratégie – mêlant retrait du pacte transpacifique qui organisait le cantonnement de la Chine et sanctions commerciales contre Pékin, dénonciation de l’accord sur le nucléaire iranien et négociation bilatérale sur la pseudo-dénucléarisation de la Corée du Nord, frappes contre le régime de Damas et retrait des troupes américaines en Syrie -, comme de l’imprévisibilité de Donald Trump qui décrédibilise la dissuasion. D’un côté, les possibilités d’un conflit armé majeur se renforcent. De l’autre, la déstabilisation des institutions et du droit international conforte la dangerosité du monde, divise les démocraties, légitime les hommes forts et leurs coups de force, à l’image de Pékin en mer de Chine, Moscou en Crimée, Ankara contre les Kurdes dans le nord de la Syrie.
En humiliant l’Europe par la brutalité délibérée avec laquelle il a dénoncé l’accord de Vienne après celui de Paris, Donald Trump ouvre une crise transatlantique d’une gravité sans précédent car elle porte sur les valeurs. Face à une administration américaine dont l’objectif est de ramener le monde à l’état d’une jungle que les États-Unis entretiennent l’illusion de pouvoir dominer alors qu’ils servent les ambitions des démocratures, l’Europe n’a d’autre choix que changer radicalement de posture : elle doit acter la fin de la garantie de sécurité américaine et reprendre en main son destin. En se mobilisant pour sauver ce qui reste de communauté et de droit international, notamment en essayant de poursuivre la stratégie d’ouverture avec l’Iran. En affirmant sa souveraineté commerciale, fiscale et numérique face aux menaces de sanctions américaines. En réinvestissant massivement dans sa sécurité, qui s’affirme plus que jamais la condition première de sa liberté comme de sa souveraineté.
(Chronique parue dans Le Figaro du 14 mai 2018)