L’Europe affronte aujourd’hui la pire des tempêtes, celle, intérieure, qui naît de la corruption de la démocratie par la démagogie.
L’Italie, depuis son unité tardive proclamée en 1861 et effective en 1870, a souvent servi de laboratoire politique, inventant tour à tour le fascisme avec Mussolini, l’eurocommunisme, le dégagisme avec « Mani pulite », le renouveau du populisme avec Silvio Berlusconi. Le choix non sans réserve de la République en 1947 n’a permis ni de réunifier le pays, ni de lui assurer la stabilité politique, puisqu’une soixantaine de gouvernements se sont succédé en soixante-dix ans.
L’Europe s’est ainsi affirmée comme le seul fil conducteur de la vie politique italienne depuis la Seconde Guerre mondiale. L’Italie est devenue la fille aînée de la communauté, puis de l’Union européenne, qui lui ont apporté, de l’extérieur, le cadre politique, juridique, commercial et monétaire que la faiblesse de son État et les biais de son système politique lui interdisaient de construire de l’intérieur. L’Europe, au fil des ans, a ainsi réassuré la nation italienne.
Voilà pourquoi l’élection du 4 mars est un séisme au moins aussi important que le Brexit. Les Italiens ont acté le divorce entre l’Italie et l’Europe, assumant le choix du pire. Les partis de gouvernement sont laminés, avec 18,7 % pour le Parti démocrate et 14 % pour Forza Italia, au profit du Mouvement 5 Stelle (32,6 %) et de la Ligue (17,4 %). Les partis hostiles à l’Union rassemblent 55 % des suffrages. Le rejet de l’Europe dans sa gestion de l’euro, de l’asile et de l’immigration fut la clé du vote.
La reprise est réelle mais s’est révélée trop récente et partielle pour sauver les réformistes. La croissance s’est redressée pour atteindre 1,5 % en 2017, tiré par le dynamisme des exportations qui dégagent un excédent commercial de 48 milliards d’euros. Recapitalisation et restructuration du secteur bancaire ont enfin été engagées. Mais le chômage continue à toucher 11 % de la population active et 31,5 % des jeunes. La reprise accentue les inégalités entre individus, entreprises et territoires, la pénurie de main-d’œuvre au nord contrastant avec le chômage de masse du Sud qui atteint 23 % en Calabre.
La crise de l’Italie est structurelle. L’activité reste inférieure de 6 % à son niveau de 2007. L’appareil de production se désintègre sous la pression de la mondialisation et de la révolution numérique. La population se paupérise avec un niveau de vie en recul de 9 % au cours de la dernière décennie. La hausse de la fiscalité ne parvient pas à enrayer l’envol de la dette publique qui culmine à 2 300 milliards d’euros, soit 130 % du PIB. Le pays est fracturé économiquement, sociologiquement, démographiquement, culturellement et territorialement. La raison première du décrochage réside dans l’euro, qui, en supprimant l’inflation et la dévaluation, a détruit le modèle économique italien qui reposait sur des salaires bas, une monnaie faible, l’intervention de l’État et le dynamisme des PME familiales.
Le choc migratoire a porté le coup de grâce à un pays profondément malade. Alors que la population fond de plus de 160 000 personnes par an et qu’environ 50 000 jeunes s’exilent, 600 000 migrants se sont installés de manière irrégulière dans les dernières années. Après la fermeture de la route des Balkans, l’Italie est devenue le principal point d’entrée et d’accueil des migrants dans l’Union, du fait de la fermeture des frontières des pays voisins, France en tête. La faillite de l’Europe dans la gestion du droit d’asile et des vagues migratoires a légitimement provoqué la révolte des Italiens, dont l’onde de choc menace d’atteindre en retour tout le continent.
Le vote italien, à quinze mois des européennes, constitue un avertissement qui doit être entendu. L’Italie, contrairement à la Grèce, représente un risque systémique pour l’Union comme pour la zone euro. Elle maîtrise comme nul autre pays l’art de se diriger tout en n’étant pas gouvernée. Tout l’enjeu pour le chef de l’État, Sergio Mattarella, consiste à conjurer tant une alliance entre Cinque Stelle et la Lega qu’un retour aux urnes. La constitution d’un gouvernement minoritaire et impotent est probable. Au prix d’un supplément d’immobilisme à l’intérieur et d’une prise de distance avec l’Union à l’extérieur.
L’électrochoc italien confirme que l’élection d’Emmanuel Macron fut une parenthèse miraculeuse qui vit la France faire exception – pour une fois de manière positive – en choisissant le réformisme contre le populisme. L’équation européenne est désormais claire.
L’effondrement de la social-démocratie et l’érosion de la droite conservatrice ouvrent un formidable espace aux partis populistes. Pour s’être reposée sur les pseudo-dividendes de la paix après la chute de l’URSS et avoir communié dans le déni des crises économiques et des menaces géopolitiques, l’Europe affronte aujourd’hui la pire des tempêtes, celle, intérieure, qui naît de la corruption de la démocratie par la démagogie.
(Chronique parue dans Le Figaro du 19 mars 2018)