Le gouvernement entreprend la transformation de notre État providence. Petit vade-mecum de la réforme.
Depuis plus de trente-cinq ans, le décrochage de la France s’enracine dans trois problèmes. Le premier, économique, se traduit par la stagnation de l’activité, par la chute de la compétitivité avec des parts de marché rapportées à 3 % dans le monde et à 12 % dans la zone euro, par l’installation d’un chômage structurel qui frappe 9 % des actifs ; elle a pour symbole la désindustrialisation, qui a détruit 2,5 millions d’emplois en deux décennies. Le deuxième, social, réside dans la paupérisation des Français, le blocage de la société et la fracturation de la nation entre des catégories sociales, des statuts, des générations, des communautés et des territoires. Le troisième, financier, découle de l’explosion de la dette publique, passée de 20 à 98 % du PIB depuis 1980 et en réalité bien supérieure à 100 % du PIB si l’on réintègre ses démembrements, telles les dettes de l’assurance-chômage (36 milliards d’euros), des hôpitaux (30 milliards), de la SNCF (55 milliards) ou d’EDF (36 milliards).
La responsabilité du modèle social français dans cette dérive est première. À partir du programme du Conseil national de la résistance adopté le 15 mars 1944, la France a construit une économie progressive de marché. Elle reposait sur le pilotage de l’économie par l’État et sur un État providence de type corporatiste, qui s’est universalisé avec le financement par la CSG et la multiplication des minima sociaux. Contrairement aux autres pays développés, la France n’a pas adapté sa protection sociale aux grandes mutations qui se sont succédé depuis les années 1970 : le vieillissement démographique, avec une espérance de vie portée à 85,3 ans pour les femmes et 79,5 ans pour les hommes ; la mondialisation, qui met en concurrence les systèmes politiques, fiscaux et sociaux ; la révolution numérique, qui bouleverse les emplois ; la transition écologique ; l’emballement des pulsions nationalistes et religieuses. Elle a répondu à chaque choc en élargissant la redistribution (34 % du PIB) aux dépens de la production marchande (44 % du PIB).
Et ce jusqu’à aboutir à une situation de faillite. Faillite économique, avec l’explosion des impôts et des charges des entreprises, qui culminent à 18 % du PIB en France, contre 12 % dans la zone euro. Faillite sociale, avec le chômage, la stagnation des revenus, la montée des inégalités de génération, le naufrage des France périphériques. Faillite opérationnelle, avec l’effondrement de la qualité du service public quand son coût explose, à l’image de l’éducation (un jeune sur cinq quitte le système scolaire sans savoir ni lire, ni écrire, ni compter), de la santé (multiplication des déserts médicaux), du logement (40 milliards d’euros d’aides publiques pour près de 9 millions de mal-logés). Faillite étatique avec l’envolée de la dette publique.
La France doit donc impérativement moderniser son modèle social en poursuivant deux objectifs complémentaires, la diminution de ses coûts et la réponse aux fléaux sociaux du XXIe siècle : la dépendance et le développement des maladies chroniques ; la pauvreté et la marginalisation des jeunes ; le précariat ; l’exclusion ; l’enfermement communautaire et la radicalisation. Cette dynamique de transformation, qui rompt avec les présidents et gouvernements précédents, se trouve au cœur des décisions annoncées par Emmanuel Macron et Édouard Philippe. Si, après les réformes du marché du travail, de l’éducation et de l’université, sont reconfigurées l’assurance-chômage, la formation professionnelle, la santé et les retraites, tandis que sont fermés les statuts de la SNCF, de l’énergie ou des ports, émergera un nouveau pacte social plus adaptable, mais aussi plus protecteur et plus égalitaire.
La France comme Emmanuel Macron sont donc à une heure de vérité. La réforme de son modèle social donnerait à la France et à ses dirigeants une forte légitimité, après la formation du gouvernement allemand et les élections italiennes, pour renforcer la zone euro, refonder l’Union, peser dans la restructuration de la mondialisation, rendue inéluctable par le tournant protectionniste des États-Unis de Donald Trump.
Il faudra pour cela éviter les erreurs du passé. Ne pas faire des réformes une fin en soi mais les inscrire dans un projet à long terme d’amélioration de la situation de la France et des Français, au croisement de la hausse de la croissance, de la baisse du chômage et de l’augmentation des revenus. Effectuer un travail pédagogique intense auprès des France périphériques. Ériger le travail en clé de voûte. Parier sur les nouvelles technologies pour la production, l’innovation et la recherche. Tenir l’équilibre entre efficacité économique et nouvelles solidarités, dialogue social et rapidité d’exécution propre aux ordonnances. S’interdire de multiplier les fronts au risque de perdre le fil et de coaliser les mécontentements : de ce point de vue, le télescopage de la réforme du modèle social avec la révision de la Constitution, qui plus est par voie référendaire – à l’ombre portée du Brexit et du Renxit –, constituerait une faute majeure.
À l’égal d’un système de production ou de gouvernement, un modèle social qui n’a pas les moyens de sa réforme n’a pas les moyens de sa survie. La France est le dernier pays développé à n’avoir pas entrepris la transformation de son État providence. Elle a une occasion historique de la réaliser. Voilà pourquoi rien ne doit être entrepris qui puisse la compromettre ou la différer.
(Chronique parue dans Le Point du 08 mars 2018)