La nouvelle révolution d’Internet constitue une occasion unique pour l’Europe, qui a disparu des technologies de pointe, de revenir dans le jeu.
La révolution numérique connaît une brutale accélération avec la convergence des entreprises plateformes, des objets connectés, dont le nombre dépassera 20 milliards en 2020, de l’intelligence artificielle et de la robotisation. Déjà 4,5 des 7,6 milliards d’hommes sont entrés dans l’ère des données. La transformation digitale est irréversible. Mais ses valeurs, ses structures, ses règles et ses acteurs sont en train d’être radicalement modifiés.
Les principes qui ont gouverné l’émergence d’Internet sont le primat donné à l’innovation sur la norme, la neutralité du réseau, l’accès gratuit aux données personnelles et leur maîtrise par les opérateurs, l’autorégulation au nom de la spécificité du cyberespace. Or ils sont aujourd’hui insoutenables et caducs.
Le mythe de la liberté et de la nouveauté du Web a fondé l’oligopole du Gafam, adossé à l’appareil de sécurité des États-Unis. Sa capitalisation de 3 500 milliards de dollars lui permet d’écraser toute forme de concurrence, à l’exception de la Chine, qui a développé son réseau et ses champions nationaux : Baïdu, Alibaba et ses 25 milliards de dollars de transactions le jour de la Fête des célibataires, Tencent (WeChat) ou Didi. Par ailleurs, la neutralité s’avère incompatible avec le développement des usages professionnels, telle la télémédecine, et de la robotisation, notamment les véhicules autonomes, qui exigent la vitesse, la puissance mais surtout une garantie de sécurité très élevée.
Les bouleversements politiques et stratégiques de l’économie numérique sont encore plus importants. La polarisation des emplois, des revenus, des entreprises et des territoires déstabilise les classes moyennes et attise le populisme qui mine les démocraties. Le contournement de la fiscalité prive les États de ressources indispensables. L’illusoire gratuité a pour contrepartie l’aliénation des données personnelles dont l’exploitation et la manipulation menacent la liberté individuelle. Le refus des réseaux sociaux d’assumer une quelconque responsabilité sur les contenus favorise la diffusion des fake news, mais aussi la cybercriminalité, le djihadisme et les interventions des démocratures pour manipuler la vie démocratique – à l’image de la Russie lors des élections américaine et française comme des référendums sur le Brexit et l’indépendance de la Catalogne. Enfin, l’économie numérique et le développement de l’intelligence artificielle font l’objet d’une intense compétition entre les États-Unis et la Chine, qui investit massivement pour supplanter la domination technologique américaine dans le cadre de sa conquête du leadership mondial.
La révolution numérique se trouve à un moment décisif. Un nouvel Internet émerge qui sera placé sous le signe de la différenciation, de la privatisation, de la responsabilisation, de la régulation et de la confrontation.
Le caractère critique de certaines activités et les contraintes de sécurité impliquent une hiérarchisation des contenus et des utilisateurs en fonction des usages : individus et entreprises pour des échanges privés, services publics pour les fonctions régaliennes de l’État. Elle est indissociable d’une tarification différenciée en fonction de la vitesse, de la puissance et du niveau de sécurité garanti. L’accès au réseau s’impose comme l’une des clés pour la citoyenneté, la compétitivité des entreprises et l’attractivité des territoires, donc pour la croissance inclusive. L’une des premières responsabilités de la puissance publique devient donc la couverture, la maintenance et la résilience de l’infrastructure numérique. Simultanément, il est essentiel de reconnaître et de protéger le droit de propriété de chaque individu sur ses données comme de créer un cloud cantonné et sécurisé pour les usages critiques.
L’économie numérique doit être réintégrée dans l’État de droit, qu’il s’agisse de la responsabilité des plateformes sur les contenus qu’elles diffusent, de respect du consommateur en même temps producteur des données, de concurrence ou de fiscalité. Il est de même indispensable qu’elle supporte une partie des coûts qu’elle génère pour la société par ses effets de polarisation et qu’elle assume son impact sur la survie de la démocratie, que conditionnent le pluralisme de l’information et la raison critique des citoyens.
La nouvelle révolution d’Internet constitue une occasion unique pour l’Europe, qui a disparu des technologies de pointe alors qu’elle dominait l’industrie des télécommunications en 2000, de revenir dans le jeu. Le numérique, par son potentiel et ses risques, est plus systémique encore que les marchés financiers. Il est exemplaire des biens communs que l’Union européenne a vocation à protéger et développer.
(Chronique parue dans Le Figaro du 12 février 2018)