Le régime paie son incapacité à libérer l’économie, préférant investir dans son projet de « chiistan ».
Quarante ans après la révolution qui vit la chute du chah et la fondation de la République islamique, huit ans après le soulèvement de millions d’Iraniens contre la fraude massive qui présida à la reconduction de Mahmoud Ahmadinejad, l’Iran est de nouveau en proie aux émeutes. Leur bilan, qui s’élève à une trentaine de morts et plusieurs milliers d’arrestations, est lourd. Le mouvement s’est certes essoufflé par crainte d’une radicalisation de la répression, mais il constitue un signal d’alerte d’autant plus puissant que la protestation est partie de la frange la plus conservatrice et la plus déshéritée de la population, qui constitue la base politique et sociologique du régime des mollahs, et non pas des classes moyennes des grandes villes comme en 2009. Le détonateur de la révolte a été le budget pour 2018. Il cumule l’austérité pour la population – à travers la réduction des subventions aux biens de première nécessité et l’envolée de 50 % du coût des carburants –, l’exonération de ces dispositions pour les fondations religieuses et les gardiens de la Révolution, la hausse de 20 % des dépenses militaires – portées à 11 milliards de dollars hors coûts des opérations extérieures des forces Al-Qods du général Soleimani, ainsi que des aides financières aux milices chiites et au Hezbollah.
Ces orientations financières soulignent de fait les trois problèmes qui minent la République islamique. Le sous-développement économique et social, tout d’abord. L’Iran est un pays riche mais ses 80 millions d’habitants – dont la moitié ont moins de 30 ans –, urbanisés à 70 % et bien éduqués, restent pauvres. La croissance, qui s’était contractée de plus de 10 % entre 2012 et 2015 sous l’effet des sanctions internationales, s’est rétablie pour atteindre 3,5 % en 2017. Mais l’économie iranienne reste faiblement diversifiée, très peu ouverte et totalement dépendante des hydrocarbures. L’activité demeure insuffisante pour résorber le chômage, qui touche un cinquième de la population active. L’inflation a été réduite, mais dépasse 10 % par an. L’Iran dispose de tous les atouts pour devenir un grand émergent mais se trouve bloqué par la pénurie d’investissements, l’ampleur des inégalités, la confiscation des ressources indispensables au développement par les fondations religieuses et les gardiens de la révolution, qui contrôlent des pans entiers de l’économie.
Deuxième écueil, le rejet croissant du régime par la société civile. Les progrès de l’éducation, l’urbanisation, la diffusion des nouvelles technologies et l’usage intensif des réseaux sociaux vont de pair avec l’individualisme et une très forte demande d’ouverture, qui heurtent frontalement les principes de la République islamique. L’incompétence et la corruption endémique des responsables religieux et de la bureaucratie attisent par ailleurs la colère de la population. Enfin, les espoirs nés de l’accord de Vienne sur le nucléaire ont été déçus et nourrissent une immense frustration que les Iraniens tournent contre les Etats-Unis, mais aussi contre leurs dirigeants, incapables de réaliser les réformes.
D’où le paradoxe ultime : la réussite magistrale de la création d’un empire chiite, au lieu de flatter le nationalisme des Iraniens, nourrit leur mécontentement. Profitant des errements des États-Unis, l’Iran a réussi à constituer depuis 2004 un vaste « chiistan » qu’il domine et qui englobe l’Irak, la Syrie, le Liban avec le Hezbollah, ainsi que le Yémen des milices houthies, Bahreïn ou le Qatar, soutenu dans son bras de fer contre l’Arabie saoudite. Téhéran s’est imposé comme un partenaire obligé de la lutte contre le djihadisme – tout en nouant des alliances locales avec Al-Qaeda au Yémen ou l’Etat islamique en Afghanistan – et de toute solution diplomatique au chaos qui sévit au Moyen-Orient. Mais le coût financier et humain de cette expansion impériale s’avère démesuré.
L’Iran n’est pas aujourd’hui menacé par une révolution provoquée par une modernisation trop rapide entrant en contradiction avec des institutions autocratiques et une société archaïque, comme ce fut le cas en 1979 ou en Russie en 1917. Il affronte les mêmes dilemmes que l’Arabie saoudite, avec laquelle il se trouve engagé dans une lutte à mort. À savoir la modernisation d’un modèle économique fondé sur la rente pétrolière et d’un modèle politique adossé à une autocratie et à la confusion du politique et du religieux. Le tout sur fond de guerres extérieures qui menacent à tout moment de se transformer en guerres civiles.
Dans cette course de vitesse entre le développement et l’expansion extérieure, l’Iran disposait d’un avantage du fait de la taille et de l’éducation de sa population, du dynamisme de ses entrepreneurs et de la société civile, de son antagonisme avec le djihadisme. La donne est peut-être en train de changer avec le fardeau croissant de la surexpansion impériale, au moment où le prince Mohammed ben Salmane tente de mener à bien une révolution légale en dégageant l’Arabie saoudite de son addiction au pétrole, au wahhabisme et à la corruption. En Iran comme en Arabie saoudite, c’est la capacité à conduire la transformation de régimes insoutenables et à libérer la société qui fera la décision et déterminera le rapport de forces régional. Cela donne raison à Barack Obama et aux défenseurs de l’accord de Vienne sur le nucléaire du 14 juillet 2015, qui, tout comme la dynamique de Helsinki en 1975 pour l’Union soviétique, parie sur la capacité à long terme de la société iranienne à se libérer de la théocratie, comme la Russie le fit du communisme.
(Chronique parue dans Le Point du 18 janvier 2017)