L’Inde devient la cinquième économie mondiale et pourrait prendre la première place en 2050. Mais de gigantesques défis restent à relever.
L’Inde deviendra en 2018, grâce à une croissance prévisionnelle de 7,4 %, la cinquième économie de la planète, devant la France et le Royaume-Uni. Et ce en dépit du violent trou d’air du début 2017, provoqué par la démonétisation lancée en 2016, qui a retiré 86 % des coupures en circulation afin de lutter contre l’économie clandestine et contre une corruption endémique. Excellente dans son principe, la mesure a tourné au chaos du fait de son impréparation, provoquant la chute de la croissance à 5,7 % et la destruction de 1,5 million d’emplois.
L’économie indienne a cependant rapidement renoué avec une progression de l’activité de plus de 7 % par an depuis 2014, ce qui en fait le pays le plus dynamique du G20. Mieux, le développement est équilibré, avec une diversification qui se poursuit dans les services, notamment au sein de pôles d’excellence dans le secteur numérique. Le chômage, officiellement, ne dépasse pas 3,5 % de la population active, ce qui a contribué à ramener en dix ans la pauvreté de 38 à 21 % de la population. L’inflation a chuté de 10 à 2,4 % par an. Le déficit courant est contenu à 2 % du PIB. Le déficit public a été réduit à 3,5 %, contre 4,9 % en 2010, et la dette est stabilisée à 69,5 % du PIB.
Ces résultats remarquables ont bénéficié de la forte baisse du prix de l’énergie et des matières premières, ainsi que de l’abondance des liquidités. L’Inde dispose par ailleurs d’un potentiel élevé en raison de sa marge de rattrapage, puisque le revenu par tête demeure limité à 1 900 dollars par an, contre 8 200 dollars en Chine. Mais le principal accélérateur de la croissance reste les réformes engagées par Narendra Modi.
Elu en 2014 pour relancer le développement et combattre la pauvreté, Narendra Modi s’est heurté dans un premier temps à l’opposition de la Chambre haute et de la bureaucratie, avant d’imposer à l’Inde une thérapie de choc sans précédent. Choc productif, avec la campagne « Make in India », destinée à dynamiser l’industrie et l’emploi. Choc monétaire de la conversion des liquidités en comptes bancaires. Choc fiscal, avec l’instauration, le 1er juillet 2017, d’une taxe nationale unique sur les biens et services qui se substitue à la myriade de prélèvements locaux effectués par les 29 Etats du pays. Choc comptable en 2018, avec le démarrage de l’année fiscale au 1er janvier et non plus au 1er avril, comme le voulait la tradition héritée du colonisateur britannique. Choc financier, avec la recapitalisation des banques publiques à hauteur de 32 milliards de dollars en deux ans pour relancer le crédit aux entreprises. Choc régulatoire, avec la libéralisation des secteurs de la finance, de l’audiovisuel et de la défense, ainsi que l’ouverture des infrastructures aux investissements étrangers.
Sur sa lancée, l’Inde, qui représentait le quart de la production mondiale au début du XVIIIe siècle, pourrait devenir la troisième puissance économique du globe en 2032, voire la première en 2050, lorsque le sous-continent comptera 1,7 milliard d’habitants. Mais pour relever des défis gigantesques, le pays doit réaliser d’immenses transformations. Ses failles ne sont en effet pas moins spectaculaires. La mortalité infantile demeure très élevée, à 42 ‰. Le recul de la pauvreté s’accompagne de l’explosion des inégalités puisque les 10 % des plus riches détiennent aujourd’hui 56 % des revenus, contre 30 % en 1980. Le système éducatif est l’un des moins performants au monde. Les bilans des banques sont plombés par 12 % de créances douteuses et affichent un besoin de recapitalisation de 90 milliards de dollars. La pénurie d’infrastructures, la corruption et la faible ouverture internationale brident le développement.
Fort de son bilan et de la solidité de son parti, le BJP, qui contrôle 78 % du territoire indien, Narendra Modi aborde les élections de 2019 en position de force. Mais les risques politiques et géopolitiques sont en forte hausse. Narendra Modi est certes l’homme de la croissance, mais aussi celui de la radicalisation du nationalisme hindou contre la minorité musulmane, qui représente 14 % de la population. L’Inde se trouve ainsi prise en étau entre la poussée de l’islam et celle de la Chine, qui poursuit méthodiquement sa stratégie d’encerclement terrestre et maritime via les nouvelles routes de la soie, en particulier avec le projet de corridor économique avec le Pakistan. Les tensions entre les deux géants ont ainsi connu entre juin et septembre 2017 une dangereuse escalade avec les affrontements armés sur le plateau du Doklam.
Quatre enseignements se dégagent de l’émergence de l’Inde :
- Le basculement du monde s’accélère vers l’Asie, qui compte désormais trois des cinq premières économies de la planète.
- Au sein de la mondialisation, la hiérarchie des nations se réorganise autour de leur capacité à se réformer, dans laquelle la Chine de Xi Jinping conserve l’avantage.
- L’Inde jouera un rôle clé dans le dilemme historique du XXIe siècle qui oppose la démocratie et la démocrature.
- Face aux géants du Sud, les nations européennes n’ont d’autre choix que de renforcer leur intégration et d’ériger l’Union en un acteur stratégique autonome, y compris dans le domaine de la sécurité.
(Chronique parue dans Le Point du 11 janvier 2017)